samedi 5 juillet 2014

La zone de chasse de Jaime Rocha

Quatre années déjà que Jaime Rocha a été présenté dans ce blog. Dans l’intervalle nos échanges ont abouti à la parution il y a un an de son recueil Zone de chasse en France. En effet en étroite collaboration avec lui je me suis lancé dans la traduction de ses textes. Ma connaissance du portugais et sa maîtrise du français ont permis un passage dans la langue française au plus près et au plus juste de ses intentions premières. Nous avions pour cela établi une méthode : je traduisais une dizaine de ses textes, je les lui envoyais et nous discutions par Skype, lui depuis le Portugal, moi depuis la France, de ce qui convenait le mieux de transcrire en français. Jaime Rocha m'a confié ensuite le soin de le présenter en ouverture de ce livre édité par Al Manar dans la collection "Méditerranées". Voici le texte de cette introduction à Zone de chasse :


     Grande voix de la poésie portugaise contemporaine, Jaime Rocha reste un poète peu traduit en France. En 2010, à l’occasion de sa participation au festival international de poésie de Sète, Voix Vives, de Méditerranée en Méditerranée, les éditions Al Manar avaient publié son recueil Extermination paru pour la première fois au Portugal en 1995. Il annonçait la tétralogie à laquelle appartient Zone de chasse que nous proposons ici aux lecteurs français.

Celle-ci a pour titre général Tetralogia da Assombração (Tétralogie de l’Épouvante) et se compose de Os Que Vão Morrer (Ceux qui vont mourir) paru en 2000, de Zona de Caça (Zone de chasse) paru en 2002, de Lacrimatória (Lacrymatoire) paru en 2005 et de Necrophilia (Nécrophilie) paru en 2010. Dans chacun de ses quatre volets, le poète a inscrit une orientation. Si le premier est le livre du combat, le second est celui de la persécution, le troisième le livre de la perte et de la lutte, le quatrième celui de la faute et de la lamentation.

Ces thèmes suffisent à montrer la gravité du propos. Si nous rajoutons qu’ils se situent dans une période intemporelle, inspirée par la mythologie grecque et le Moyen Âge, nous nous rendons compte des hauteurs vers lesquelles Jaime Rocha souhaite nous entraîner. C’est une œuvre de maturité qu’il nous délivre.

Né en 1949, le poète a connu la dictature de Salazar qui l’a poussé à l’exil en France pour quelques années. Ce n’est qu’après la Révolution des Oeillet en 1974, qu’il a pu regagner son pays et y exercer le métier de journaliste. Celui-ci l’a conduit, pour des reportages, dans de nombreux pays - y compris lusophones (Mozambique, Brésil) - à travers le monde.

Il a donc été confronté à la tragédie humaine. Une partie de sa création littéraire qui déborde le champ poétique pour aborder les domaines de la fiction ou du théâtre en a traité de manière directe et contemporaine. C’est le cas par exemple de sa pièce Homem Branco Homem Negro (Homme blanc Homme noir) qui montre comment l’histoire de la colonisation peut s’immiscer dans l’amitié que tentent de vivre deux hommes dont la couleur de peau n’est pas la même.

Mais vient le moment d’aller plus loin, de trouver une manière de dépasser son époque pour aborder l’existence dans ce qu’elle peut avoir de permanent à travers les âges, et particulièrement pour l’auteur en ce qui concerne les relations homme/femme.

À cette approche, la poésie française de ces dernières années ne nous avait pas habitué parce qu’elle était plus volontiers tournée vers une célébration du quotidien ou vers un regard instantané sur le moi du poète. Et là, se situe toute l’originalité de la poésie de Jaime Rocha dont l’écriture est elle-même en rupture avec celle des générations qui l’ont précédée au Portugal, partagée jusqu’alors entre la narration et le lyrisme.

Dans sa longue préface à Necrophilia, João Barrento écrit : “ Du premier au dernier livre de la tétralogie (dans laquelle l’attraction de la mort est le fil conducteur), la poésie de Jaime Rocha parcourt ainsi le chemin qui va de la frayeur à l’amour de la mort... L’intensité et la force onirique de l’image dans ses livres se séparent des univers du fantastique (étranges, mais possibles) pour se rapprocher du merveilleux, des mondes de l’invraissemblable, qui naissent de la fermentation du désir, du rêve et de l’inconscient, et se refusent à pouvoir être introduit dans quelque ordre naturaliste.”

Nous pourrions alors parler de surréalisme, mais rien chez Jaime Rocha ne relève vraiment du hasard ou de l’image pour l’image. Chacun des cinquante poèmes en prose contenu dans Zone de chasse obéit à une cohérence déterminée et voulue à l’avance. L’ensemble est construit et même scénarisé. En investissant le champ de la poésie, l’auteur n’a pas renoncé à son approche de dramaturge.

Le chevalier, le chasseur, la femme et le maçon ne nous entraînent pas gratuitement sur ces terres envoûtantes qu’un cinéphile associerait aux Chasses du comte Zaroff. Et tout au long de cette course à la mort où l’invraissemblable peut surgir à tout moment, des éléments de réponse à une énigme ont été volontairement abandonnés.

Il faut ici en dire la signification. L’exploration des différentes images de la mort par Jaime Rocha est aussi une tentative de compréhension de l’origine de la mort elle-même.

Insistons bien sur le mot “image”. Elle est le mode opératoire, c’est en donnant à voir qu’il donne à comprendre. L’auteur a été pour cela fortement inspiré par les peintres. Citons les préraphaelites comme Millais ou Rossetti, les expressionnistes comme Egon Schiel et même les surréalistes belges comme Magritte, Delvaux, Max Ernst. Sa poésie y trouve alors une dimension ekphrasique.

Poussé par une force qui lui est personnelle, Jaime Rocha a eu l’audace et la témérité de ramener à la surface les éléments les plus primitifs enfouis dans notre inconscient collectif. Ils lui ont permis cette allégorie dont Zone de chasse n’est qu’une étape, l’auteur terminant le cinquantième poème par ses mots :

“laissant le secret de l'existence pour plus tard”.

Jean-Luc Pouliquen

Complément :

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