samedi 6 juin 2020

L'oeuvre poétique d'Henri Espieux - II

En janvier 2019, Jean-Pierre Tardif  avait rendu compte, dans ce blog, de la parution du premier tome des œuvres poétiques complètes d'Henri Espieux. Nous le remercions de poursuivre sa présentation et son analyse à l'occasion de la parution du deuxième et dernier tome.


Enric Espieux

TROBAS II (1960-1971)

Editions Jorn, Montpeyroux, 2019 
 

*

« Nos es revengut lo temps de nòstre amor 
Lo temps de nòstra libertat. » 
« Il est revenu le temps de notre amour
Le temps de notre liberté. »
Enric Espieux


Ce deuxième tome des poèmes d'Enric Espieux dont Claire Torreilles a assuré l'édition et une partie des traductions nous donne à lire les œuvres de la maturité du grand poète toulonnais. La présentation chronologique de l'ensemble, avec de nombreux inédits, permet de suivre le parcours du poète au fil des dernières années de sa vie et de sa création puisque, pour lui, existence quotidienne et poésie ne faisaient qu'un : « Moi, j'écris à longueur de jounée, et le chant qui me submerge vient emplir le jour dont il est né. Un jour sans son poème est un jour raté, inachevé, pauvre. » (Enric Espieux, « Viure » n°7, automne 1966). Aussi Claire Torreilles note-t-elle à juste titre dès les premières lignes de son introduction qu'il faudrait en fait parler, à propos de cet ensemble, de « maturation » : les œuvres se construisent au fil des jours, quelques-unes -assez rares- seront publiées sous forme de minces plaquettes, d'autres, inédites, resteront parfois inachevées ou du moins sans mise en forme finale, enfin le recueil posthume Lo temps de nòstre amor Lo temps de nòstra libertat, constitué et publié par les amis d'Enric Espieux, témoigne de l'aboutissement lumineux de la quête de vie et d'amour du poète.

Enric Espieux (1923-1971)

 "PAURE MAI QUE LI PAURES SABE QU'ES UN PAÏS / PAUVRE PLUS QUE LES PAUVRES JE CONNAIS UN PAYS" 

L'un des registres de l’œuvre d'Espieux qui prend dans ce volume un relief particulier est celui du « sirventés », qui correspond, on le sait, chez les Trubadours, au poème de combat. Ainsi ces Trobas II s'ouvrent-elles sur un recueil intitulé précisément Sirventès. La cause défendue est ici, au départ, celle de l'Afrique en voie de libération, en fait l'Afrique du Nord. Et le début du poème est bâti sur une accumulation de noms et de références, de Carthage à la guerre d'Algérie, avec, au centre, la figure de la Kahena, l'héroïne berbère qui se dresse :

« Davant Oqba l'imperialista / Davant lei dau Seif-el-Islam. » 
Devant Oqba l'impérialiste / Devant ceux du Seif-al-Islam  
 
Parmi les noms convoqués on trouve ceux d'Ibn Khaldûn, de Ramon Llull (dont on sait qu'il avait écrit en arabe des œuvres aujourd'hui perdues) mais aussi ceux de deux grandes figures de l'orientalisme français dont Espieux avait suivi les cours : Massignon et Marçais. Quant au poète, il est de plus légitimé pour le combat par son nom patronymique lui-même :

« Qu'es l'espieu l'aste dau pòble »
Car l'épieu c'est la broche du peuple.

Le poème s'élargit ensuite pour se faire l'écho plus vaste des multiples combats séculaires :

 « L'espasa contrabat l'espasa eternament » 
L'épée tombe sur l'épée continuellement .

La méditation devient alors plus profonde et plus spirituelle pour atteindre à la fin « lo plan de Dieu » (le plan divin ) débouchant sur l'idée d'une cité qui ne sera liée que par l'Amour. On reconnaîtra là la marque en profondeur, chez Espieux, de la civilisation occitane médiévale placée sous le signe de l'Amour, référence ultime et transcendante :

« Oblida, Amor, que siam vincuts »
 Oublie, Amour, que nous sommes vaincus .

Cette haute inspiration dans le cadre des luttes de libération sera celle-là même qui animera le recueil Sabe qu'es un païs. Tròba a l'onor de La Sala /Je connais un pays. Poème en l'honneur de Decazeville. Le contexte de départ de l’œuvre est ici la fermeture des mines du bassin de Decazeville en 1962 et la grève des mineurs qui s'en est suivie, avec occupation des mines et grève de la faim, action soutenue par un large mouvement de sympathie à l'échelle du département, de la région et même de l'Occitanie tout entière sous l'impulsion d'un militantisme occitan en plein essor. Mais plus encore que l'autre poème de combat placé en ouverture du volume et dont nous venons de parler, celui-ci, Sabe qu'es un païs, dépasse de loin le cadre étroitement militant pour devenir, dans un souffle, un rythme et un élan uniques, un grand poème de l'espoir, sous le signe de l'aube :  
 
« E adés serà l'alba »
Et voici que vient l'aube

Cette aube, on le sait, est aussi une référence poétique médiévale essentielle, mobilisée ici par le poète sous la forme d'un vers du troubadour limousin Guiraut de Borneil. Mais cet espoir prend tout son sens, paradoxalement, dans la défaite, celle d'un pays vaincu, pauvre plus que les pauvres  
 
« Es lo regne dau paure e l'esper a vincut »
C'est le règne du pauvre et l'espoir a vaincu .
 
Ainsi, pour le poète :

« D'ara enlà i a pus res
Que pòsca faire barri de còs coma de mond
Au giscle volontós dis amants de la tèrra »
Il n'est rien désormais
Qui puisse tenir tête au barrage du monde
A l'élan résolu des amnts de la terre.

Là aussi l'inspiation d'Espieux se nourrit du chant occitan médiéval, et dans le cas présent, du chant qui incarne à jamais, de façon bouleversante - à côté des sirventés de Pèire Cardenal- , la défense des valeurs de la civilisation occitane menacée  : La Chanson de la Croisade. Comment, en effet, ne pas entendre , dans la fin de Paures mai que li paures, l'écho direct du fameux vers de La Chanson : 
 
« Que Deus rende la terra als seus fizèls amants »
Que Dieu rende la terre à ses fidèles amants ?

"AVEM PASSAT LO PORGE DE L'AMOR / NOUS AVONS FRANCHI LE PORCHE DE L'AMOUR "

La clef de cette veine de combat, avec la hauteur de vue qui l'accompagne chez Espieux, c'est toutefois peut-être dans le poème B-es-Sif ( faisant partie ici de l'ensemble Nauts Camins / Hauts chemins) qu'elle apparaît le mieux. Espieux appelle, certes, à la naissance d'une Occitanie, mais d'une Occitanie qui  ne devienne jamais chaîne . Il situe son combat « Lòng di nauts camins de l'escriure » (Par les hauts chemins de l'écriture ) et dans la version plus longue du poème que donne Marie Rouanet dans son anthologie Occitanie 1970 Les poètes de la décolonisation (Oswald, 1971), il met alors en avant ce qui se joue pour lui d'essentiel dans une telle entreprise :

« Escrive a ne morir »
J'écris à en mourir .

En fait, même dans les poèmes les plus polémiques, les hauts chemins de l'écriture conduisent le poète à la mise en œuvre d'un lyrisme vital, habité par le souffle, au fil d'un flux d'images qui s'enchaînent, dans des vers portés par un rythme auquel on ne peut échapper. Dans la première partie du volume , ce « déferlement lyrique » -sans aller jusqu'à l'exubérance toutefois (Espieux n'est en rien « baroque »)- est tout à fait patent et prégnant. L'ensemble le plus emblématique, à cet égard, est sans doute La Nuèch lònga, où l'on retrouve les grandes thématiques de la poésie d'Espieux : la toile de fond de la langue et de la civilisation d'oc mises à mal (« Encara nos sovenga de Besièrs » : Qu'il nous souvienne encore de Béziers ), le vent (« Mai lo vent-rèi es lo grand mètge » :  Mais le vent-roi est le grand sorcier ), et, bien sûr, l'Amour. Avec, de plus, tout particulièrement ici, la nuit. Mais l'importance de la nuit, qui va donner lieu dans cette suite à une succession d'images particulièrement « éblouissantes » (pardon pour le paradoxe un peu facile) a sans doute son origine dans un trait caractéristique sur lequel Bernard Manciet mettait souvent l'accent quand il parlait d'Espieux, et qu'il mentionne d'ailleurs explicitement dans l'hommage qu'il rend à son ami toulonnais dans le numéro 5 d'OC du printemps 1972 : « …que galopèm la nueit susquetot – los uelhs lo jorn que li hadèn mau » ( On errait (dans Paris) essentiellement la nuit -le jour il avait mal aux yeux ). Or cette nuit, chez Espieux, n'est pas vécue poétiquement comme une limitation, mais au contraire comme une ouverture fondamentale et une source de révélation pour l'univers et les hommes. Le déploiement des « longs vers » et des images de La Nuèch lònga en témoigne lumineusement :

« Dubèrt sus la vertat que la nuech lònga saup
Tota una mar alena entre mars, entre nívols ;
Rams de lutz, rams de sau, lis aubas de la luna
Cantan segon la luna, e segon lis estèlas
Entre que dins l'escur nòstre soleu pausema
D'abòrd qu'avèm passat lo pòrge de l'amor,
Aubas sens fin... »

Ouvert sur la vérité que connaît la longue nuit
Toute une mer respire entre mer et nuages
Rameaux de lumière, rameaux de sel, les aubes de la lune
Chantent au gré de la lune, au gré des étoiles,
Tandis que dans l'obscur notre soleil palpite
Maintenant que nous avons passé le porche de l'amour
Aubes sans fin...

La Nuèch lònga date, semble-t-il, de 1962. Et l'on retrouvera jusqu'à la fin chez Espieux des images de cette « amplitude ». Il n'en demeure pas moins qu'au fil des pages et au fur et à mesure, en particulier, que l'expérience vécue  de l'amour s'intensifie, l'expression devient plus sobre, plus dépouillée. Ainsi ces vers de 1965, vers de chanson où l'on perçoit, certes, l'influence de Lorca et de Dante, manifestent en fait une émotion à la fois contenue et poignante :

« Un rai dins lo còr
Un rai dins lo sang,.
I a pas pus de mort
I a pas pus d'antan.
(...)
I a pus que lo jorn
E son cant prigond
I a pus que l'amor
A mòure lo mond. »

Un rayon dans le cœur
Un rayon dans le sang.
Il n'est plus de mort
Il n'est plus d'antan !
(…)
Il n'est que le jour
Et son chant profond
Il n'est que l'amour
A mouvoir le monde.

Et dans les derniers poèmes, ceux de l'absence qui peuvent être en même temps ceux de la présence absolue - « a ne morir »- au temps de tout l'amour et de toute liberté, les notations deviendront presque élémentaires, réduites à quelques mots disant l'essentiel :

« I a pas d'abséncia que comola
Que prens de tu, de ta preséncia »
Il n'y a d'absence que comble,
Que pleine de toi, de ta présence.

Ou :

« Lòng de la pèu la pluèja es tan doça
Coma es l'amor. »
Sur la peau la pluie est si douce,
Comme est l'amour.

Ou, plus élémentairement encore :
« Mai siam aquí. Siam. Que t'escote
Tant coma t'aime. »
Mais nous sommes là. Nous sommes. Je t'écoute
Comme je t'aime .

 "ONT ES LO PAÏS DEL PAÏS ? / OU EST LE PAYS DU PAYS "

Ainsi prend-on ici la mesure de la « maturation » dont cette dernière partie du parcours est le fruit. Toutefois l'ensemble du volume, qui comporte 528 pages, nous révèle une extraordinaire richesse et une grande variété, à la mesure de la quête poétique de toute une vie, - sans que pour autant les lignes de force de l'inspiration centrale y perdent quoi que ce soit de leur prégnance. Aussi ne peut-on pas faire l'impasse, par exemple, sur trois « suites » poétiques du présent tome qui constituent, selon le sous-titre donné par l'auteur à l'une d'elles, des « géopoèmes ». Il s'agit de Pèira levada / Pierre levée, de la plaquette Finimond / Confins, et d'un ensemble de textes du poète présents dans le recueil collectif traduit en breton  par Youenn Gwernig : Breiz Atao. Claire Torreilles parle à ce propos du « rêve celtisant » et du « paysage mythique de Pèira Levada ». Ces « géopoèmes » sont l'occasion pour le poète de confronter son provençal à l'évocation de paysages de roches, de vent, de vagues, de grand large... au fil de la mention des lieux chantés -qui d'ailleurs « chantent » déjà, rudement pour nous, dans leur nom même (Pen-Hir, Penmarc'h, Ploumanac'h...) - entre présence explicitement affirmée (« Aici siam » : Nous y voici, selon une formule qu'Espieux affectionne), et songe :

« Non se calan jamai l'èrsa coma lo vent
E son desir nos trèva.
Lo pauc de vent bota la flor de sau
Sus nòstra lenga e nòstri labras.
Cava e plata es la mar coma la nuech. »

Ni le vent ni la vague ne se taisent jamais
Et leur désir nous hante.
Le peu de vent apporte la fleur de sel
Sur notre langue et sur nos lèvres.
Creuse et plate est la mer comme la nuit.
(Audierne)

Ainsi s'étoffe, «au vent du large », cette trajectoire d'une vie entière vouée à la poésie en langue d'oc. On aurait tort, quoi qu'il en soit, de voir, dans ce détour « celtisant », une inspiration secondaire . L'ancrage géographique qui est ici, pour quelques poèmes, celui de la Bretagne, en dit long sur la façon dont Espieux vit son propre « ancrage » occitan, son rapport au pays : un ancrage « dins la ment », un ancrage essentiellement mental . Qu'il n'a eu de cesse de vouloir placer - ô combien idéalement - sous le signe de la réalité, sous le signe des « faits ». C'est le sens de sa rédaction laborieuse d'une Istòria d'Occitània (Ed. « Lo Libre occitan », 1968) qui en appelle à un pays et à un peuple « dont la spécificité diverse et changeante s'affirme originale et constante, malgré les orages du temps, malgré l'histoire, face à l'avenir. »
A côté d'une Bretagne de désir, largement rêvée, c'est donc bien d'une Occitanie des « mots oubliés dans le gouffre de la chair d'un peuple » que nous parle Espieux, une Occitanie la vie entière, au cœur du combat et du chant, une Occitanie de l'Amour.

Une Occitanie non moins rêvée sans doute...

Peut-être convient-il dès lors, au terme de ce parcours, de rester sur une énigmatique question que pose le poète provençal toujours à la recherche de ses origines dans une chanson en languedocien datant des années 70 :

« Ont es lo païs del païs ? »
Où est le pays du pays ?

                                                        Jean-Pierre Tardif 

Complément : 

- Le livre est à commander aux éditions Jorn, 38 carrièra de la Dysse, F-34150  MONTPEYROUX, au prix de 25 € l'exemplaire (règlement à effectuer à l'ordre de "Association Jorn" par chèque bancaire ou postal).

 







1 commentaire:

  1. A lire attentivement la très éclairante présentation de Jean-Pierre Tardif, il apparaît indubitablement que Enric Espieux était un inspiré. Un inspiré par sa propre langue. La langue occitane. Une langue, avec un tel poète, toujours vivante en ses racines et résonances ; et ainsi préservée du marché du tourisme « culturel ».

    Je suis natif d’un village de « réboussiés » où, jusqu’à la fin des années 60, l’heure solaire se maintenait face à « l’heure légale ». Cela me suffit pour affirmer qu’en cette nouvelle époque d’une convergence précipitée de tant de périls sur le vivant, sur la pensée vivante et un espace-temps jadis habitable, il est salutaire de re-découvrir et aussi d’accueillir en son âme et son cœur un telle œuvre en version bilingue, par les soins des éditions Jorn à Montpeyroux.

    Une œuvre dont les « hauts chemins », avec « la défense des valeurs de la civilisation occitane menacée », nous conduisent au-delà des actuelles ornières identitaires comme le démontrent les « géopoèmes » évoqués.

    Ainsi que l’écrivait Enric Espieux : « Aici siam ». Nous y voici.
    Si cette « formule » ne saurait être une réponse à l’interrogation finale sur laquelle Jean-Pierre Tardif nous invite à méditer : « Ont es lo païs del païs ? « 
    Où est le pays du pays ?, peut-être pourrait-elle aider à un éveil de la conscience du besoin fondamental d’incarnation ? Dans la présence. Ce qui nous manque le plus aujourd’hui.

    Michel Capmal

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