L’an dernier, on a fêté les 150 ans de la publication de Mirèio
, le chef d’œuvre de Frédéric Mistral, qui symbolise encore aujourd’hui la renaissance de la littérature provençale et plus généralement de langue d’Oc. Ce qui fait l’universalité d’une œuvre est bien sûr sa capacité à toucher des lecteurs au-delà de la sphère culturelle dans laquelle elle a été écrite. Mais cet agrandissement de l’audience, pour qu’il ait lieu, doit passer inévitablement par la traduction. Grâce doit ainsi être rendue à ceux qui vont jouer ce rôle de passeur et permettre de lire un auteur dans une autre langue que sa langue d’origine. Avec cette intention, j’ai posé quelques questions à Pilar Blanco qui a traduit Mirèio
en espagnol.
Pilar Blanco, vous êtes universitaire, vous avez longtemps dirigé l’Institut de Traduction de l’Université Complutense de Madrid, quels chemins vous ont fait passer du castillan au provençal ?
Effectivement, je suis universitaire et j’ai été pendant quelques années la directrice de l’Institut de Langues Modernes et Traducteurs. Les chemins de la traduction sont insondables parce qu’il n’existe pas qu’un seul chemin, il y en a beaucoup. Les miens ont été : d’abord l’enseignement de la culture provençale ; le besoin de lire Frédéric Mistral dans sa propre langue pour mieux le comprendre puis l’envie de diffuser l’œuvre d’un prix Nobel presque inconnu d’un grand nombre d’universitaires et du public espagnol en général.
Je suppose que pour avoir envie de diffuser l’œuvre d’un auteur dans sa propre langue, il faut entretenir avec lui une relation privilégiée.
J’ai découvert Mistral lorsque j’étais étudiante de philologie française à la Faculté. Cet auteur me paraissait intéressant alors j’ai commencé à le lire, évidemment en français, puisque je ne connaissais pas la langue provençale. D’auteur intéressant, il est devenu inclassable, irréductible à toute définition, m’ouvrant toujours un nouvel horizon quand je croyais l’avoir cerné. Alors j’ai choisi son œuvre
Nerto comme sujet de ma thèse de doctorat. L’été qui a suivi, je suis partie pour la Provence et la chance m’a accompagnée. J’ai fait la connaissance de personnes qui parlaient la langue provençale et cela m’a beaucoup plu. À l’époque, j’avais de l’audace et j’ai commencé à faire la traduction de cette œuvre, toujours à partir de la langue française. Un peu plus tard, je suis devenue professeur à la Fac et l’on m’a demandé de m’occuper de l’Histoire de la Langue et de la Littérature provençales (des troubadours à nos jours). Je ne savais presque rien. Le premier cours a été très difficile mais j’ai continué mes recherches. Elles m’ont conduite jusqu’à Maillane dans la maison de Mistral. C’est là que j’ai fait la connaissance de mon grand ami Carles Galtier.
Un grand ami des Cahiers de Garlaban également. Il était en effet conservateur de cette maison. Une maison d’écrivain, comme on dit aujourd’hui, bien avant l’heure.
Une fois finie la thèse, je me suis aperçue que je ne connaissais absolument rien du provençal et je devais apprendre cette langue merveilleuse qui chantait en moi quand je la lisais. Je peux dire que ma rencontre avec Mistral a été un coup de foudre que continue encore.
Votre traduction de Mirèio n’a donc pas été un travail de commande mais bien l’aboutissement d’un long cheminement guidé par la passion. Pourriez-vous nous en parler un peu ?
Ma traduction de
Mirèio a été véritablement la conséquence et le résultat de la passion d’une lectrice et de son amour pour l’œuvre complète de Mistral mais aussi le fait d’une traductrice spécialisée dans l’enseignement de la traduction. Mistral a mis tellement d’Histoire et de culture dans ses œuvres... que je voulais les boire comme on boit un verre "d’aigueto lindo". Je dirai encore un mot sur la traduction : je voulais analyser et expérimenter la didactique qui se trouvait dans cette œuvre car l’auteur est aussi devenu traducteur de lui-même.
C’est vrai, il a d’abord écrit Mirèio en provençal puis il en a fait la traduction en français qu’il a mise en regard dans son livre.
Et c’est en suivant son enseignement que j’ai commencé à faire ma propre traduction et à faire des études sur l’autotraduction. Pour le reste, je connaissais le directeur des éditions Catedra et je lui ai fait une proposition : publier la traduction de l’œuvre complète de Mistral du provençal à l’espagnol. Il m’a dit d’accord et de commencer par la traduction de la première œuvre, mais que je devais accompagner chaque traduction d’une introduction racontant la genèse du texte et toute son histoire. Le résultat : la publication de cette œuvre qui m’est si chère.
Une œuvre en effet précédée d’une longue présentation de votre part, un livre dans le livre pourrait-on même dire, dans lequel vous situez Mistral dans l’Histoire de la littérature de langue d’Oc, dans le contexte de la Provence du XIXe siècle, tout en montrant comment ce chef-d’œuvre écrit très jeune fut reçu par les écrivains et artistes de son temps. Les lecteurs espagnols auront été choyés. Vu de France, ce qui me semble important, c’est que la collection Letras Universales qui a accueilli votre traduction rassemble les grands auteurs de tous les temps. Ovide y voisine avec Kafka et Shakespeare avec Tolstoï. Mistral ainsi se trouve au rang qui est le sien et ne souffre pas de l’étiquette régionaliste que certains attachent encore à son œuvre.
Letras Universales est une grande collection des Grands de la littérature Universelle, et Mistral en est l’un d’eux. Que dire de ces gens qui le qualifient de régionaliste ! Qu’ils ne connaissent ni leur propre Histoire, ni Mistral ! Mistral est le grand inconnu du peuple français, et quand je dis le peuple, c’est la France moins une minorité qui habite au sud. À ce propos je vous dirai que la première fois que j’ai parlé de Mistral, en France, c’était à la librairie parisienne Gibert. J’y suis arrivée, très jeune encore, cherchant les œuvres de mon cher poète, et l’employé m’a répondu que Fréderic Mistral, prix Nobel Français, n’existait pas, qu’il devait s’agir de Gabriela Mistral.
La poétesse chilienne, prix Nobel de littérature en 1945, qui avait justement choisi le pseudonyme de Mistral en hommage à notre grand poète.
Je lui ai répondu qu’il se trompait et il n’a pas voulu me croire. Mais après une longue conversation et de nombreux faits et arguments, j’ai réussi à le convaincre. Il m’a indiqué alors tout en bas de la librairie un fonds de vieux livres où je pourrais chercher et il m’a accompagné. Au bout de quelques minutes, je remontais avec une pile non seulement de livres de Mistral, mais des autres membres du Félibrige. C’est ainsi qu’il m’a demandé de lui en dire plus sur ce mouvement et ces écrivains et nous avons eu sur le sujet un dialogue nourri. Il s’est même engagé à chercher toutes les œuvres de Mistral et à me les envoyer. Il a tenu sa promesse. Il a lu Mistral et grâce à lui, je dispose à Madrid de l’œuvre complète et même de la première édition de Mireille, ainsi que des premières éditions d’autres textes des premiers écrivains de la renaissance provençale.
C’est finalement en passant par Paris que vous avez eu accès aux grandes œuvres écrites en provençal. Lorsqu’une capitale sert de point de convergence et de relais à tout ce qui se passe sur le territoire national, elle joue pleinement son rôle.
Mistral reste un auteur mal connu. Si vraiment les Français le connaissaient mieux, je suis sûre qu'ils en seraient fiers. Ils l’aimeraient autant qu’ils aiment les grands poètes de la littérature française. Si Mistral est provençal, il est aussi français et son œuvre est écrite également dans cette langue, de manière différente, c'est vrai, mais en langue française tout de même. J’aimerais que les Français qui liront cet entretien se rapprochent de Mistral, car je suis certaine qu’ils seront contents de cette découverte.
Je formule ce souhait avec vous. Ce blog est là pour faire découvrir et aimer la littérature de langue d’Oc. Merci encore d’y apporter depuis l’Espagne votre ardente contribution.
Complément :