samedi 25 février 2017

Istanbul/Paris avec Sevgi Türker-Terlemez - I

En octobre 2013, j'avais consacré plusieurs chroniques à la poésie turque. Cet ensemble devait beaucoup à Sevgi Türker-Terlemez qui m'avait permis de participer à un festival de poésie à Istanbul et d'y rencontrer de nombreux poètes. J'ai maintenu les échanges avec elle et pu ainsi par son intermédiaire continuer à m'informer de la vie poétique de son pays. Sevgi Türkez-Terlemez réside depuis plusieurs années à Paris et joue le rôle de passeur entre sa culture d'origine et sa culture d'adoption. La chronique de ce jour et celles qui vont lui succéder seront centrées sur son action pour faire connaître la création poétique et littéraire qui nous vient actuellement d'Istanbul. Mais ses efforts opèrent dans les deux directions, et avec un point de vue turc, j'aurais pu citer tous les auteurs de langue française qu'elle a traduits dans sa langue natale.

Nous allons pour commencer nous attarder sur un livre de poèmes de Ayten Mutlu qui s'intitule Les yeux d'Istanbul. Il a été traduit et présenté en français par Mustafa Balel - sur lequel nous reviendrons - relu et préfacé par Sevgi.


Une des originalités de cet ouvrage est de commencer par deux préfaces. Dans la première, notre amie se livre à une présentation générale de la poésie turque dans laquelle elle distingue la poésie populaire et la poésie populaire amoureuse, de la poésie classique, dite du "divan". Elle explique ensuite l'émergence du vers syllabique comme réaction contre les locutions arabes et persanes. Il fait le pont entre le vers métrique et le vers libre.
C'est sur ce riche héritage que s'est bâtie la poésie d'Ayten Mutlu à laquelle est entièrement consacrée la deuxième préface de Sevgi Türker-Terlemez. On peut y lire notamment ces lignes :
 "Née à Bandırma, ville de la région de Marmara, lieu de transit et des liaisons fréquentes avec İstanbul, Ayten Mutlu vit à Istanbul et Istanbul vit dans ses poèmes. La ville d’Istanbul est toujours jeune avec sa vieille histoire. C’est la ville-poète avec « le platane dans le parc Maçka », l’arbre tant aimé par les poètes turcs. Les yeux  « de ce si jeune Istanbul, Istanbul de dix huit ans » évoquent le train de nuit de Haydarpaşa, des notes de la musique de l’oublie/ comme une poésie lyrique dans la bouche du temps.  
Istanbul, la ville qui va au-delà du temps et le temps présent qui ne s’arrête pas à Dolmabahçe, qui fait marche arrière vers le pays des merveilles dans lequel la jeune fille fait tomber l’une de [ses] pantoufles de vair dans l’escalier du quai Beşiktaş
Avec son poème Les yeux d’Istanbul, Ayten Mutlu emmène, ses lecteurs, sur le bord du bateau  naviguant vers l’inconnu.
La renaissance du poème de Ayten Mutlu dans la langue française se réalise par la traduction de Mustafa Balel, écrivain turc de la ville de Sıvas, de la ville de Pir Sultan Abdal et de Aşık Veysel. 
Bercé par les poèmes et chansons de ces deux grands poètes, Mustafa Balel nous montre à travers les vers de Ayten Mutlu combien  est grande sa joie de traduire sa poésie, combien il est grand son talent de traducteur."

Détachons un extrait de cet ensemble de poèmes, en souhaitant qu'il donne envie de lire les autres : 

FEMİNA

I

nasıl bir ayin gerek bu lanete Femina
yaşamının kırıkları birleşsin diye
hangi büyülü sözlerle dans edeceksin
yeni günün şafağında?

bin yılların laneti bu Femina
başka gün yok başka dünya
hadi dans et, elinde bir tas zehir
ayak bileklerinde demirden halkalarla

sıkılgan hecelerin sedef çiçekleriyle
kanırt çivisini tüm kutsal kitapların
Femina dans et ince topuklarınla
sars kızıl opalini toprağın

uzun kürklü hayvanların ininde
soğuk yıldızların ince yılanı
gibi kıvrıl Kybele ananın suretinde

başka gün yok başka dünya
boyun eğişin gururlu zilleriyle
çal bin yıllık aldanışı Femina


FEMİNA

I

quelle cérémonie faut-il pour cette malédiction, Femina
afin que les tessons de la vie s’unissent
avec quels mots enchantés danseras-tu
à l’aube du nouveau jour ?

c’est la malédiction des millénaires, Femina
il n’y a pas un autre  jour, ni  un autre monde
vas-y danse, avec une tasse de poison à la main
et des anneaux de fer à tes chevilles

avec les fleurs de nacre des syllabes timides
force les clous des livres sacrés
danse Femina avec tes talons aiguilles
secoue l’opale rousse de la terre

dans les tanières des animaux à fourrure longue
love-toi dans la peau de Cybèle  Mère
comme le mince serpent des étoiles froides

il n’y a pas un autre  jour, ni un autre monde
joue la déception millénaire Femina
avec les cymbales orgueilleuses de la résignation

(Poème de Ayten Mutlu / Traduction de Mustafa Balel)

Compléments :
- Sevgi Türker-Terlemez sur Wikipédia.
- Les Yeux d'Istanbul sur le site de l'éditeur.


samedi 4 février 2017

Alep

En juin dernier, Jean-Albert Guénégan était intervenu dans ce blog avec un Billet d'été. Nous le retrouvons en ce début d'année avec ce texte poignant inspiré par la guerre en Syrie et ses terribles conséquences sur la vie des habitants du pays.

Alep - Photographie de Karl Foster sous licence CC0

Suis de ces terres prophétiques venues de loin,
au-delà  des montagnes, des ponts
et des dieux dans les poussières du sable.
 Des d’années dans l’enfer des armes. Les rivières lassées de couler sont rouges du sang de mes  frères, le mien aussi. Ici est mon pays mais les têtes sont folles, trop de malheur à n’en plus pouvoir.

Cette nuit là, je n’ai pas pris la mer mais la route et me suis enfui, arraché mon fils de l’horreur. Impossible de revenir en arrière et pourtant…
Pas de bagages, seulement la peau, les os, la guitare poussiéreuse, désaccordée sur le dos qui pendait, muette et dans le cœur, la peur. La pâle étoile que je suivais semblait aussi en perdition. Béni de larmes, je marchais sans arrêt, dans le noir, sans oublier mon chant d’espoir alors que le ciel me ramenait chez moi. J’égrenais trois ou quatre notes de musique lancinante et deux mots d’amour repris comme un refrain. Mon fils s’épuisait à me suivre. Main chaude dans sa main glacée, je lui ai dit : chantons pour rester humains.
La route nomade et sans retour m’attristait.
Elle me donnait du courage aussi pour avancer vers une terre où je ne suis pas né.
Je ne savais pas vraiment si je passais la frontière, j’étais quelque part et peu importait où.
Cela n’avait rien d’un voyage d’agrément ni d’un abandon des miens. Déchiré, endeuillé, mon cher pays qui n’enfantait plus que la mort, m’échappait. En sa terre, il a retenu ses roses.
Oui, je chantais mais fallait-il que je chante ! Sans arrêt avec mes mots vieux, dans l’espoir qu’ils peignent ma vie d’un peu d’espoir. A tout jamais, s’éteignait le malheureux soleil de là-bas mais je fixais l’horizon sans été, bédouin vagabond égaré, apatride en souffrance zébré de foudre priant le jour de se lever enfin. Absent, muet et le cœur ailleurs chargé de peine infinie, les yeux plus que la voix criaient ma peine, j’oubliais mes rêves les plus déments, perdais les clés de mon  âme, Alep, Palmyre, mon pays, ces martyrs. Je marchais sans fin, encore, toujours mais mon fils main dans la main, sous le bras, avec au cœur le chaos, mes peurs et le souvenir des cris d’enfants brûlés de la terreur des hommes,    guidé par le bleu du ciel mais ne sachant plus par où s’était évadée la belle et noble humanité.
Aujourd’hui, je n’ai rien au-dessus de la tête.
Un toit, est-ce trop demander ? La vie d’hier m’est d’un poids… Comment oublier ça ?
Elle ne s’éloigne pas et ne s’effacera jamais, celle de demain m’est encore inconnue.
Dans les yeux que je sèche, la mort vit partout, des cimetières veillent les cierges des étoiles,
je reviendrai au soleil plus tard
vivre dans la maison du monde,

je ne rentrerai pas ce soir.
                                                                    Jean-Albert Guénégan