samedi 29 mai 2010

Histoire d'OC - IV

Pour finir cette évocation qui s’arrête avec la mort de Bernard Manciet, Jean-Pierre Tardif nous parle de la période durant laquelle il a été le plus proche du grand poète gascon, période en quelque sorte préparatoire à son arrivée à la direction de la revue.

De la mort de Michel Miniussi à l’année 2005

Malgré quelques changements, toute la période qui commence après la disparition de Michel Miniussi et se poursuit jusqu’au printemps 2005 correspond à une étape unique, au cours de laquelle, plus que jamais, Manciet donne à la revue le « visage » qu’elle a . Dans les assemblées générales et les conseils de rédaction, à Toulouse, Manciet accueille les jeunes, poursuivant en cela l’œuvre de Girard, et surtout il ouvre systématiquement de nouvelles perspectives, visant à renforcer la présence des littératures étrangères, à susciter une critique d’œuvres qui ne soient pas exclusivement littéraires, mais aussi musicales, picturales, cinématographiques. Manciet vient à Bordeaux tous les trois mois, et nous élaborons ensemble le sommaire de chacun des numéros d’OC. L’un des traits qui caractérisent ces sommaires, en rupture avec la présentation de l’ère Miniussi, est le regroupement des textes autour de grands ensembles thématiques. Explicitement voulu par Manciet, ce classement pose des problèmes. De titres, bien sûr, d’abord. Que faire de ces poèmes et proses évoquant des maladies, des douleurs, mais aussi des traitements radicaux ? Et Manciet de s’exclamer : « Eh bien , quoi, mettez Sulfamides , ça ira très bien ! » Plus profondément, cela ne risquait-il pas d’être réducteur pour la portée des textes eux-mêmes, dans leur originalité, leur spécificité, etc ? En fait, les auteurs me disaient souvent, au contraire, que cette présentation avait donné à leurs productions une dimension à laquelle ils ne s’attendaient pas et qui, bien loin de les desservir, faisait valoir leurs textes. Et bien sûr tout cela sans compter l’apport de cette présentation pour la dynamique propre de chaque numéro, dont les « angles d’attaque » thématiques constituent des points forts déployés dans leur variété, leur contraste souvent. Il faut aussi insister sur une autre caractéristique essentielle de la façon dont Manciet concevait l’élaboration de la revue, caractéristique à laquelle il attachait une importance vitale et qu’il avait systématisée, même si, comme nous l’avons dit, Girard, déjà, procédait largement ainsi : il fallait absolument mettre tous les textes au même niveau, dans leur confrontation, c’est-à-dire, aux yeux de Manciet, le niveau le plus haut, qu’il s’agisse de productions d’auteurs déjà confirmés ou de textes des plus jeunes. « Mettez ça là, on verra si ça tient ! » Pas de présentation de l’écrivain, pas d’explication de ce que cela dit, de ce qu’il faudrait comprendre, pas d’appel à la bienveillance. La création pour elle-même, confrontée, dans sa langue, aux autres créations. Mais cette confrontation supposait aussi l’extension de la mise en relation avec des œuvres issues d’autres cultures et d’autres langues. OC, au cours de cette étape, est plus que jamais ouvert aux périples planétaires et aux traductions d’œuvres en provenance d’univers linguistiques ou culturels parfois inattendus (poèmes berbères adaptés par Olivier Lamarque, poètes d’Ouzbekistan traduits par Vincent Fourniau, etc.) comme en atteste le numéro spécial des 80 ans de la revue , « OC crusòl e crosador / creuset et carrefour» ( numéro triple 70-71-72, du printemps-été 2004). Enfin, Manciet, qui dessinait lui-même remarquablement, comme les nombreux dessins publiés ici ou là en témoignent, a souhaité que chaque numéro comporte en frontispice une œuvre iconographique, non point une « illustration », mais une création à part entière, très souvent inédite, susceptible de dialoguer, dans son déploiement originel, avec les autres œuvres présentes au cœur du numéro. Œuvres retenues non point en fonction d’une appartenance à un genre ou encore moins à une école, mais sur la base de leur aptitude à bouleverser le paysage de la création, même au prix de critiques -qui amusaient beaucoup Manciet- contre l’ « élitisme » d’OC, le goût des innovations, le goût de la provocation. Le goût de la vie ?
OC, revue vivante, donc : ce qu’elle compte bien continuer à être, dans sa langue, en ce début de millénaire.

Jean-Pierre Tardif



samedi 22 mai 2010

Histoire d'OC - III


Ce troisième épisode nous montre de façon concrète comment en s’appuyant sur un jeune écrivain, Bernard Manciet a su garder un ton provocateur qui a empêché les lettres occitanes de se refermer sur elles-mêmes.

1985 et l’arrivée de Paul Castela et Michel Miniussi

Si OC, en ce début d’année 1985 n’avait rien perdu de sa vitalité et s’était même encore enrichi de collaborations extérieures, du Portugal et du Brésil notamment, à la faveur de ce numéro double, il n’était guère possible de continuer ainsi, en revanche, pour l’impression des futurs numéros et même, de façon plus générale, pour la gestion de la revue. Manciet venait de rencontrer le géographe Paul Castela, professeur à l’Université de Nice, où il avait créé un département d’occitan qui attirait de plus en plus d’étudiants. Ce fut Paul Castela qui devint alors directeur d’OC jusqu’en octobre 1997. En même temps, Michel Miniussi, jeune bibliothécaire formé à l’Université de Montpellier, qui « avait tout lu et savait tout de la littérature occitane », pour reprendre les mots de Paul Castela, sera le deuxième rédacteur-adjoint, aux côtés de Bernard Manciet. Une nouvelle « Nòva tièira » voit donc le jour en 1985, « XIIIa tièira » en fait, comme il sera indiqué sur la couverture à partir du n°8, celui de juillet 1988. L’empreinte de Michel Miniussi sur cette nouvelle série, jusqu’à sa mort prématurée en 1992, sera profonde. Au cours de cette étape, la grande complicité qui unit Manciet et Miniussi donnera à la revue un ton beaucoup plus incisif, souvent provocateur, au service d’un combat virulent contre les idées reçues, et en premier lieu celles qui concernent la littérature occitane et l’occitanisme. Ils ne se feront pas que des amis, mais peu leur en chaut. Au contraire. Ils se refusent à donner dans le compte rendu mou, révérencieux. Ils font entrer dans OC des genres qui, sous leur plume, se prêtent excellemment à l’ironie : l’épistolaire, le feuilleton… sans compter la publication d’apocryphes. Les « petits genres » participent à l’entreprise de démolition des clichés de l’occitanisme bien-pensant. Bien sûr, les chroniques, la critique tiennent par ailleurs une place considérable, à la mesure de ce regard démystificateur qui est désormais l’une des caractéristiques fondamentales de la revue. Outre Manciet, Miniussi a à ses côtés son ami F.C. Voilley, qui signe de nombreux comptes rendus ou études . Rigueur et érudition sont au cœur de la machine de guerre mise au point par Miniussi, comme le notait Voilley lui-même dans l’hommage qu’il rend à son ami trop tôt disparu. En désaccord avec l’une des « Orientacions » signées OC, Félix Castan démissionne du Comité de Rédaction par lettre du 15 novembre 1989. Le numéro CCC ( n° 20 de la « XIIIa tièira », de juillet 1991), de 286 pages, qui fait le point sur la traversée du siècle tout en ouvrant sur l’avenir et servira un peu de modèle aux deux autres numéros spéciaux qui verront le jour à l’étape suivante (OC 2000 et le numéro des 80 ans : « OC crusòl e crosador / creuset et carrefour »), est l’un des derniers que Michel Miniussi aura préparés. A partir du n° 23 de la « XIIIa tièira », d’avril 1992, c’est Jean-Louis Viguier qui sera, à mes côtés, rédacteur-adjoint d’OC. Après sa mort, en 1995, il sera remplacé par Bernard Molinier. A partir du numéro 40, de l’été 1996, Bernard Manciet demandera en outre à Jep Gouzy de devenir lui aussi rédacteur-adjoint pour s’occuper de la rubrique Germanor entièrement consacrée à la création en catalan. A partir de 1998, c’est Marie-Louise Gourdon qui sera directrice d’OC à la place de Paul Castela. Il reste enfin à signaler qu’à partir du n° 59 d’avril 2001, Jacques Privat s’occupera de la maquette.

Jean-Pierre Tardif


Compléments :

- Félix Castan sur wikipédia

- Le site dédié à la mémoire de Michel Miniussi




samedi 15 mai 2010

Histoire d'OC - II

Ce deuxième épisode nous permet d’approfondir la problématique abordée dans le premier. Détacher la littérature du politique ne signifie pas adhésion molle au réel. Le poète, l’écrivain, sont engagés dans le fait littéraire et ont à y imprimer leur marque. C’est ce type d’implication qui authentifiera leur parcours ou au contraire l’invalidera. À propos de Bernard Manciet (1923-2005) Jean-Pierre Tardif nous parle ici de « radicalité créatrice ». Au travers de son récit, nous pourrons mesurer toute l’originalité de son apport à la revue OC. Il n’est qu’ouverture, décloisonnement, appel de l’universel.


1978-1984 : Bernard Manciet à la barre

A l’automne 1978 , après la publication de deux numéros seulement sur la période qui a suivi immédiatement la mort de Girard (n° 256, hiver 1976 et n° 257, printemps 1977) et un « passage à vide » d’un peu plus d’un an, le premier numéro d’une « nòva tièira » paraît .Et, désormais, on peut considérer que, malgré les changements de format, de siège de la revue, d’adjoints, et les vicissitudes diverses, c’est l’OC que nous connaissons aujourd’hui qui voit le jour, c’est-à-dire une revue que Bernard Manciet va essayer de porter à l’incandescence, en orientant les choix rédactionnels à la fois vers une originalité majeure et une exigence impitoyable pour ce qui est de la qualité des créations retenues. Le traitement des textes, au besoin par les ciseaux et par le feu, est un des aspects de la méthode. Au-delà des anecdotes sans doute trop nombreuses que l’on rapporte à ce propos, la démarche de Manciet se situe du côté d’une radicalité créatrice. Ainsi le mot d’ordre serait-il de ne pas « càder de Mistrau a Tartarin» (ne pas tomber de Mistral à Tartarin). Mais ce qui caractérise sans doute le plus fondamentalement l’apport de Manciet jusqu’au dernier numéro auquel il a participé quelques mois avant sa mort, c’est l’ouverture. Ouverture aux voix les plus différentes, ouverture aux autres pays, aux autres langues, aux autres civilisations. Il écrit de façon significative, en exergue à la thématique du voyage, dans le n°1 de la « Nòva tièira » paru à l’automne 1978 : « L’Occitania apareishó tròp sovent sonque com ua tèrra mairala, mes s’obre dessús duas mars : qu’es alhors (…) Copar l’Occitania deus alhors, qu’es aitant perilhós com la copar de sa vièlha tèrra.» (L’Occitanie est apparue trop souvent comme une terre maternelle, or elle s’ouvre sur deux mers : elle est ailleurs. (…) Couper l’Occitanie des ailleurs est aussi dangereux que de la couper de sa vieille terre.) Et au fur et à mesure des numéros, ces « ailleurs » sont représentés dans OC par une multitude de parcours planétaires mais aussi et surtout par des traductions dont il donne lui-même l’exemple en proposant dès le numéro 2 de cette nouvelle série une version gasconne du poème Andenken, de Hölderlin, qui évoque, il est vrai, « los casaus d’aqueth Bordèu » (les jardins de ce Bordeaux). Les littératures qui trouveront ainsi un écho dans OC seront des plus variées, avec, notamment, une traduction de poèmes hongrois et roumains par Marcel Courtiade dans le numéro 15 de cette même « tièira ». Sans compter la présence récurrente de traductions des littératures anciennes : un extrait des Dialogues de Lucien traduit par Manciet lui-même, un passage de l’Exode par Cubaynes, des poèmes de Catulle par Max Allier, l’Eglogue IX de Virgile par Nelli, etc. Sans oublier non plus des explorations aux limites de la langue, ou des langues, avec Serge Labatut, et les pages d’un Alioa qui font inévitablement penser au lettrisme (cf n° 18 de la « Nòva tièira, de juin 1983). Cette étape de la revue OC, qui commence à l’automne 1978, se termine en mars 1985 avec le numéro double 24-25 sous-titré « De Tolosa a Bahia » dont la richesse du contenu n’a d’égale que le désastre orthographique et typographique dû au passage par l’imprimerie de la municipalité toulousaine. Manciet était rédacteur en chef, Max Rouquette directeur (jusqu’au numéro 20), et Max Allier secrétaire. Nelli resta président juqu’au numéro 18, de juillet 1983, c’est-à-dire bien au-delà de la date de son décès, en 1982… Il fut ensuite remplacé par le Catalan Josep-Maria Castellet. Manciet me proposa de devenir son adjoint à partir du dernier numéro de cette série, en décembre 1984.

Jean-Pierre Tardif

Compléments :

- Bernard Manciet sur le site de Cardabelle


- Max Allier sur le site des éditions Jorn


- Le site officiel de Max Rouquette

samedi 8 mai 2010

Histoire d'OC - I

Dans une précédente chronique, Jacques Audiberti m’a amené à évoquer les relations complexes qui existent entre politique et littérature. À l’engagement prôné par Sartre dans l’après-guerre Audiberti avait répondu par L’Abhumanisme. Il était fidèle en cela à l’attitude adoptée par les écrivains de la N.R.F, revendiquant une autonomie de la littérature par rapport au politique. Mais cela ne signifiait en rien un refus d’assumer ses responsabilités. Le cas de Jean Paulhan est en cela exemplaire. Directeur de la N.R.F. dans les années trente, il sera un résistant de premier ordre et risquera plusieurs fois sa vie pour défendre ses idées. À la Libération encore, il se démarquera du CNE, refusant de prendre part à une purge littéraire dictée par l’idéologie. Ce qui s’est passé pour la littéraire française se retrouve au niveau des Lettres occitanes. Cette fois, l’action se déroule dans les années soixante. L’Occitanisme littéraire se double d’un Occitanisme politique qui s’empare de l’Institut d’Etudes Occitanes d’où sont exclus les tenants de la première ligne. Jean-Pierre Tardif, actuel rédacteur en chef de la revue Oc nous raconte cette histoire à partir de sa propre expérience. Elle va nous conduire jusqu’à l’année 2005. J’ai choisi de la présenter en un feuilleton dont il y aura quatre épisodes. Le premier commence avec la reprise en main de la revue par Ismaël Girard (1898-1976), figure incontournable de l’Occitanisme du XXème siècle. Ces éléments apportés par Jean-Pierre Tardif ont pour une grande part été présentés dans le n° 68 de la revue Linha Imaginòt paru à Toulouse en 2006.

1969-1976 : Ismaël Girard reprend la main

Après l’Assemblée générale de l’I.E.O. à Decazeville, en 1964, qui exclut Girard, Manciet et Castan, Girard, propriétaire du titre, récupère la revue OC. Le numéro 1 d’une « novèla seria » voit le jour au cours de l’hiver 1969-70 : « Nòsta faiçon a nosauts, ací, de contestar, puish que contestacion i a mès o mens pertot, au dia de uèi, que se tròba dins l’accion, e l’accion quan s’agís de letras qu’es creacion. Nòsta contestacion qu’es creacion » (Notre manière à nous, ici, de contester -puisque contestation il y a plus ou moins partout, aujourd’hui- se trouve dans l’action, et l’action, quand il s’agit de littérature, est création),écrit Girard dans les pages qu’il consacre à l’ « Orientacion », et il donne la mesure de cette contestation-création en ouvrant ce numéro par la publication d’un poème de Nelli, d’un passage du Grand Enterrament a Sabres de Manciet et de plusieurs Saumes pagans de Marcelle Delpastre. Le numéro 2, au printemps 1970, va dans le même sens avec des proses de Félix Castan, Max Rouquette et 28 sonnets de Bernard Manciet. Mais dès les numéros suivants Girard complète sa stratégie en mettant en œuvre une démarche qui, reprise encore plus largement par Manciet plus tard, sera l’une des caractéristiques majeures de la revue : la publication de textes des plus jeunes à côté des productions des écrivains déjà confirmés, dans une confrontation-dialogue au cœur même de la création. Ainsi, la poésie de Nelli, Marcelle Delpastre et les poèmes ou proses de Manciet, Max Rouquette ou Max Allier côtoient-ils dans les années 74 les premiers textes de Jean-Marie Pieyre, Michel Chadeuil, Roselyne Roche, Jean-Frédéric Brun, Jean-Louis Guin, Jean-Pierre Baldit, Philippe Angelau, Jean Feuillet, Guy Matieu, Alain Pelhon … Au printemps 1973, à l’occasion du cinquantième anniversaire de la revue, Girard décide de reprendre la « numérotation simple depuis le numéro 1 » et publie donc le numéro 241. Dès l’année suivante, il ouvre aussi ce qu’il appelle le « Conseil de Direction » à des plus jeunes : Jean-Marie Petit et moi-même en faisons désormais partie (printemps 1974). Le numéro 255, à l’automne 1976, composé par Girard, paraît après sa mort. OC va, malgré une courte interruption, continuer, car Girard avait préparé le terrain : non seulement les Max Rouquette, René Nelli, Bernard Manciet, Max Allier qui avaient œuvré à ses côtés vont pouvoir efficacement reprendre le gouvernail, mais Girard a su accueillir, lors des réunions du conseil de rédaction, chez lui, dans son petit cabinet médical de la rue Croix-Baragnon à Toulouse, de nombreux jeunes écrivains occitans qui avaient ainsi l’occasion de dialoguer avec leurs aînés. Jean-Frédéric Brun, qui fera partie, dès le printemps 1977, du Conseil de Rédaction, mais aussi Roland Garrigues, Serge Labatut, Philippe Angelau et bien d’autres.

Jean-Pierre Tardif

Compléments :

Le site de l’I.E.O.

lundi 3 mai 2010

Poésie du ciel - IV


Au mois de mars, nous avions à plusieurs reprises regardé le ciel au travers de ce blog. Aujourd'hui c'est Anne Poujol qui nous invite une nouvelle fois à l'observer, avec cette photo qu'elle m'a adressée du Causse Méjean accompagnée de cette légende :


Le chemin est silence
dans ce paysage nu,
Le cœur au ciel livré
se parle à lui-même.

Compléments :

- A la découverte du Cause Méjean

- Le blog dont est extraite la légende




samedi 1 mai 2010

Le récit d'enfance d'Annie Salager

L’enfance a toujours occupé une place importante chez les poètes. Avec La muette et la prune d’ente Annie Salager nous fait partager la sienne dans un récit d’une rare densité, traversé par une écriture fine et baignée de lumière. Je lui ai posé quelques questions sur ce livre qui nous fait en quelque sorte remonter jusqu’à la source de son œuvre poétique.

Annie Salager, vous nous livrez un récit sans fard sur ce que fut votre enfance entre deux et douze ans. Quelle était votre intention initiale dans l’écriture de cette première période de votre vie ?

Annie Salager : J'avais envie d'éclaircir depuis longtemps quelques souvenirs épars d'une enfance morcelée, sans liens cohérents. Et le désir – récurrent - de dire la beauté de la nature, l'émerveillement propre à l'enfance au regard neuf - il est, s'il demeure, celui du poète. Mais ce n'est que lorsque l'image du sac, de l'objet muet dans le sac m'est venue, que le désir réel d'en faire un livre a surgi. Surgie du sac, la muette voulait parler ; l'autre. Une double réalité ainsi s'est écrite, souffrance et plaisir. Ainsi peu à peu cette double face en tension a-t-elle pu s'inscrire, se dire.

En effet cette enfance est morcelée. Elle se partage entre Paris, Montpellier, Caussade près de Montauban, Toulouse. C’est le temps qui lui donne son unité avec, comme vous dites, une double réalité, souffrance et plaisir. On ne sent pas chez vous ce besoin de gommer ce qui a été douloureux pour célébrer ce qui pourrait être considéré comme un âge d’or.

A. S. : C'est que le douloureux .... constitue la narratrice. Par le travail d'écriture elle est parvenue à mettre à jour(?) la part d'obscur, celle qui ne veut pas vivre, qui a honte de vivre. Celle qui probablement donnera une voix -la muette!- à ses poèmes. Quelqu'un a reproché une séparation trop grande entre les deux personnages. Mais c'est l'essence-même du livre, cette sorte de schizophrénie, la faille. Certes les changements de lieux bousculent, "étrangérisent" si j'ose le néologisme. Mais l'absence d'accueil, pour faire sobre, de la mère -appelée dans le livre parfois: l'autre; comme la muette, heureusement relayée par la grand-mère, les grands-parents, apparaît davantage comme la vraie source de souffrance, la vraie dispersion. L'enfant se forme avec l'amour qu'on lui offre, son sol, sa résilience sont faits de ces tessons dispersés. L'idylle des années formatrices, de quatre à onze ans, chez les grands-parents, n'est pas la seule enfance, il n'y a pas d'âge d'or.

Je voudrais rajouter que l’essentiel de votre livre se déroule pendant la deuxième guerre mondiale, une période en elle-même douloureuse. Pourtant, même si quelques épisodes difficiles sont relatés, comme par exemple celui de la tonte des femmes à la Libération, la guerre en elle-même ne semble pas vous avoir atteinte. C’est peut-être là que la magie de l’enfance intervient.

A. S. : Lors de la guerre, à quatre ans et demi les parents de la narratrice l'ont envoyée chez les grands-parents, en future zone libre, et l'enfant n'a rien subi ni vu. Le récit rend compte de quelques perceptions partielles, ici ou là, au cours de ces années.

Des années marquées par une vie paysanne en terre occitane que vous décrivez sans céder au démon de la nostalgie. Il n’y a chez vous aucun passéisme. Mais je ne vais pas vous demander de redire avec d’autres mots ce que vous avez si bien décrit et analysé au fil des pages. C’est au lecteur maintenant d’aller à votre rencontre au travers de La muette et la prune d’ente, la prune d’ente ce fruit omniprésent sur les chemins de votre enfance. Annie Salager Merci !


Compléments :