Michèle Serre, avant Ossip Mandelstam d’autres écrivains et artistes sont venus nourrir votre inspiration.
Dans les années 70, je découvrais avec ferveur les artistes des petits livres Skira « Les sentiers de la création ». J’étais fascinée par ces découvertes et même s’il y avait de grandes constantes dans les aventures relatées, j’étais frappée par la singularité des cheminements artistiques. Conscients de cette richesse, nous avons créé dans les éditions : Le Bien-vivre (avec mon mari), la collection : « Passeurs du temps » qui nous accompagne depuis des années. Dans le premier opuscule écrit en 1974, je donne la parole à 3 écrivains (Boris Pasternak, René Guy Cadou, Nikos Kazantzaki à travers le personnage de Zorba le grec), évoquant par là-même leur personnalité et leur destin. Puis, notre collection s’est enrichie de différents auteurs comme Chateaubriand, Marie Noël, Karen Blixen et d'artistes peintres tels Rembrandt, Marquet, Hartung. C’est toujours la même démarche : la poésie s’inscrivant dans le fil rouge biographique de chacun et tentant de révéler les différentes sources de la création.
Ce fil rouge biographique vous le traduisez en poèmes en faisant donc parler le créateur qui vous a inspiré.
Bien sûr, il ne s’agit pas d’exprimer mes sentiments personnels puisque c’est lui qui nous parle et il nous dévoile les traits de sa personnalité, ses préférences culturelles, ses choix de vie, les évènements fondateurs de son existence et les processus mystérieux qui l’amènent au fil du temps dans la voie de la création. Il y a donc de ma part un long travail de recherche, d’approfondissement et d’imprégnation de son œuvre à travers ses écrits mais aussi les lectures critiques (témoignages, essais, rencontres, etc…) sur lui-même et sur son œuvre.
J’imagine le travail de « décentrage », d’oubli de soi, que cela représente pour que vous puissiez vous mettre dans la dynamique de vie de celui ou de celle que vous avez choisi de célébrer. Mais je suppose en même temps que ce que vous mettez en valeur de son parcours vous touche profondément.
Effectivement c’est un travail de « décentrage », de prise de distance par rapport à soi mais aussi d’empathie vis-à-vis du créateur.
Concernant Ossip Mandelstam, qu’est-ce qui était important pour vous qu’il exprime au travers de vos poèmes ?
D’abord je pense qu’Ossip Mandelstam est un grand poète de notre époque qui n’a pu malheureusement exercer librement son talent à cause des tracasseries bureaucratiques, des privations récurrentes mais aussi de ses exils et emprisonnements jusqu’à son extermination dans les camps staliniens. C’est un poète ouvert à l’universel, fin connaisseur de la littérature française : il a vécu à Paris, c’est là qu’il a rencontré la poétesse russe Anna Akmatova. Ils ont fait partie de la même école russe acméiste (école en réaction contre le symbolisme) et ils ont noué une amitié confraternelle. Et même si à son retour à Moscou, il rêve de Paris, de la liberté et du foisonnement de la vie intellectuelle des cercles artistiques, même s’il a la nostalgie des ciels de toscane, il fait siens les vers d’Anna Akmatova que j’ai cités dans mon recueil :
« Non je n’avais pas fui sous un ciel étranger
ou sous la protection d’ailes étrangères.
Je vivais alors avec mon peuple,
là où pour son malheur
vivait mon peuple… »
Extrait de Requiem
Son non-conformisme et son attachement à la création réhabilite l’être humain dans ce qu’il a de plus précieux : la résistance à toutes les modes et à tous les pouvoirs. Un souffle de liberté traverse son œuvre, le rapprochant des poètes et artistes d’aujourd’hui qui luttent contre les tyrannies de certains états.
Dans votre recueil vous avez aussi ressenti le besoin de donner la parole à son épouse.
Sa femme l’a accompagné fidèlement dans sa vie, ses moments de succès mais aussi son premier exil et tous les évènements douloureux de son existence. Elle s’était dévouée complètement à son œuvre apprenant par cœur les poèmes qu’il ne pouvait diffuser, faute de moyens matériels ou par peur de la censure. Ils s’étaient préparés tous deux à cette séparation tragique. Le dernier poème du recueil intitulé « Les Adieux » en témoigne.
Je vous propose également de terminer cet entretien avec ce poème. Michèle Serre, Merci !
Les Adieux
Cette nuit-là, aux premières heures du jour
un vol de corbeaux malfaisants
s’est abattu chez nous…
« Aide-moi Seigneur, à franchir cette nuit »
murmura Ossip
dans un obscur pressentiment.
J’ai voulu étreindre mon mari
mais le chef des corbeaux s’est interposé.
Lèvres tremblantes, d’une pâleur mortelle
Ossip a récité un vers de Tristia.
« La Science des Adieux, je l’ai apprise
au cœur des nuits plaintives… »
Et, le cœur battant, aveuglée par les larmes
j’ai psalmodié : « tout ce qui fut sera encore
et seul est doux l’instant de la reconnaissance »
Quand la porte s’est refermée
j’ai éclaté en sanglots
répétant inlassablement
comme pour conjurer le mauvais sort :
« Tout ce qui fut sera encore. »
Compléments :
*Ossip Mandelstam, un poète habité est vendu 19 € (Editions Le Bien-Vivre : pierresentenac@orange.fr). Les recueils sont illustrés et tirés à 100 exemplaires numérotés, des tirages de Tête sont égalemant disponibles à 35€.
*Dans la collection "Passeurs du temps", Michèle Serre a déjà publié :
- Boris Pasternak, René Guy Cadou, Nikos Kazantzaki- Zorba le grec
- Chateaubriand, Moi René
- Marie Noël ou l’aventure du silence
- Karen Blixen, Raconter pour vivre
- Rembrandt au bord du Rhin
- Marquet ou le flâneur insatiable
- Hartung, Un éclair dans la nuit