Pour commencer notre voyage dans la poésie de Philippe Blondeau, voici des poèmes extraits de son recueil Décimales paru chez un éditeur et dans une collection que nous connaissons bien. L'éditeur, c'est Cécile Odartchenko que nous avons déjà présentée dans ce blog. Quant à la collection nous en avons précédemment parlé à travers deux de ses titres : Fagulhas do tempo/Étincelles du temps et Les objets nous racontent.
DIX QUESTIONS
Mystère des bêtes
Qui boit ce grand bol d’ombre
sur la pierre cambrée de notre seuil ?
Quelle bête de la nuit arrête
ici sa trace sauvage ? Quel œil
accentué d’un sourcil aigu
anime le conseil noir du jardin ?
Quel ongle apostrophe
l’épitaphe invisible du granit ?
Qui par chance toujours
rôde hors du cercle fade des hommes ?
À l’invisible
Qui va là ?
un fantôme ?
une enfance qui s’est absentée d’un jardin ?
une réticence suspendue comme une caresse ?
Notre désir ne nous ressemble pas
pas plus que nous ressemblent
les roses fragiles de l’éphémère.
Ce qui va là est ce qui nous poursuit
rien qu’une attente figée
comme une étoile de pierre
Incertitudes de la route
Des bêtes mortes
peuplent la terre d’indécidables regrets
Sommes-nous plus qu’elles
à même d’honorer le marché du temps
nous que la fatigue suffit
à plier sous le désir de la terre ?
Que nous reste-t-il sinon la distance
à rejointoyer de mots
face impénétrable
où s’épuise le jeu affolé du regard ?
Quel signal ?
Quel feu flambant sur une ruine lointaine
(un tas de siècles charbonneux)
effleure de ses doigts incandescents
le clavier complexe d’un plafond
enduit de planètes bavardes ?
Jusqu’où porte ce signal
épié derrière les planches
par les jours du bois mangé
– et jusqu’à quand si bientôt
nul n’a souci du sens ?
L’étranger
Qui donc a investi
l’asile que les arbres veillaient ?
Qui a privé des menaces familières
l’étranger qui vient aux carrefours ?
Qui saura déchiffrer tout cet or
gâché dans les auges de l’automne ?
Mais nul ne vient par seul hasard
et l’église reste oubliée là
comme un sabot dans une ornière
par un dimanche de siècle ancien
L’autre
Qui est-il cet étrange garçon à cheveux longs
occupant ma place à certain point du temps
juste avant que le passé commence
– après l’enfance qui n’est pas du passé ?
Ce n’est pas moi Ou est-ce moi
qui étais entré par erreur dans une vie
qui ne m’était pas destinée ?
Parfois encore je le rencontre
dans quelque sous-préfecture assoupie
– et c’est moi-même, dans son regard surpris
Doute du solitaire
Quel homme – voyageur de soi simplement
sortant de la nuit comme d’une femme
et tout ruisselant de solitude définitive
sursaute au frisson pointu d’avant l’aube ?
Quel instant raté, quel faux pli dans le jour
avait froissé son sommeil
pour l’amener ainsi
à questionner le visage défait du réel ?
– Mât couché d’un mort désir
son corps même n’en revient pas
Secret concert
D’où vient dans un sommeil d’enfant
ce grand passant aux yeux clairs
porté par les ailes de ses pas ?
D’où vient dans le rectangle indirect
de la porte chavirée
ce grand frère maladroit et confiant ?
Une chanteuse l’accompagne
tordant son âme détrempée
sous une voûte agenouillée
théâtre de muets désirs
Métaphysique rurale
Suis-je autre chose que cette réussite de silence
hâtive dans la flamme des peupliers
que la nuit blanche n’éteint pas
et qui consume mon histoire
loin de mon corps étranger
dans ce pays de talus étirés
où je vécus
indifférent aux bruits épars des hommes
et de bonne foi
comme la feuille heurtant la balance de la terre ?
Fenaison
Pour autant qu’une œuvre dure
est-ce plus que le balancier de la faux
dont on ignore s’il n’a pas
plutôt que l’herbe coupé l’air
qui trouvait là son assise
Serviles éteules où le jardin survit
bégaiements de l’été
ordre des distances
tant de douces erreurs
nous donneront-elles bientôt raison ?
Philippe Blondeau
Compléments :
- le site de l'éditeur
- Une lecture de Décimales par Claude Vercey
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