Des hauteurs de la Provence s'envolent pensées et créations d'aujourd'hui

samedi 30 janvier 2010

Luc Vidal et les poètes de l'Ecole de Rochefort - II

C'est un autre dossier richement nourri et illustré sur les poètes de l'Ecole de Rochefort qu'aura organisé et coordonné Luc Vidal dans ce numéro spécial de la revue 303, qui vient de paraître. Cette revue grand format, d'arts, de recherches et de créations est financée par la Région des Pays de la Loire. Tout au long de ses 264 pages, elle nous permet d'aller encore plus loin dans la connaissance des poètes de Rochefort. Un CD vient même compléter les textes et l'iconographie nous donnant à entendre des entretiens avec Jean Bouhier, Sylvain Chifolleau ou Hélène Cadou, des poèmes de René Guy Cadou et Luc Bérimont dits par des comédiens, enfin Môrice Bénin, Léo Ferré et Jacques Bertin chantant leurs textes.

La revue se divise en trois parties, la première est consacrée à René Guy Cadou, elle compte 133 pages. Tout l'itinéraire du poète est retracé, depuis son adolescence à Nantes jusqu' à sa fin tragique et prématurée à Louisfert en passant par Rochefort-sur-Loire. L'influence de Max Jacob et de Pierre Reverdy sur sa poésie est bien sûr présentée tout comme l'exceptionnelle relation d'amour qu'il vécut avec sa femme Hélène. De multiples entrées dans son oeuvre baignée de nature et de lumière nous sont offertes en la situant dans le contexte de la guerre et ces terres de l'Ouest où elle a pu s'épanouir. L'émotion que Cadou avait mise au coeur de sa poésie nous gagne au fil des pages.

La deuxième partie, des pages 134 à 198, est dédiée à Luc Bérimont, frère en poésie de Cadou. Elle vient opportunément faire écho à la récente édition de son oeuvre poétique complète (Le Cherche Midi/Les Presses Universitaires d'Angers). Grâce à Marie-Hélène Fraïssé Bérimont, son épouse, de nombreux documents sont publiés pour la première fois. Ainsi de ces lettres qu'il reçut de Georges Brassens et de Claude Nougaro qui nous rappellent le rôle que joua Luc Bérimont pour la chanson française de qualité. J'ai été particulièrement sensible à cette photo le montrant en compagnie de Félix Leclerc, Hélène Martin, Anne Vanderlove, Jacques Bertin, Georges Chelon, Lucien Clergue et quelques autres en 1966 lors du Festival de poésie de Bendor mécéné par Paul Ricard. Cela se passait sur les bords de la Méditerranée, à quelques encablures du Garlaban.

La troisième et dernière partie permet de prendre la mesure de l'aventure collective à laquelle participèrent Cadou et Bérimont en appartenant à l'Ecole de Rochefort. Elle montre le rôle d'organisateur de Jean Bouhier, brosse des portraits de Michel Manoll, Jean Rousselot, Edmond Humeau, nous fait découvrir des figures majeures de la deuxième période comme Serge Wellens et Pierre Garnier. On appréciera pour finir les évocations de Jacques Boislève qui, en fin connaisseur de la littérature de l'Ouest, inscrira l'Ecole de Rochefort dans une perspective historique qui va de La Pléiade à Julien Gracq.

Compléments :

samedi 23 janvier 2010

Luc Vidal et les poètes de l'Ecole de Rochefort - I

Luc Vidal fait partie de ces poètes qui ont reçu la poésie de l'Ecole de Rochefort en héritage, qui lui sont restés fidèles et continuent de prendre des initiatives pour qu'elle garde sa place dans le paysage poétique contemporain. Il y a quelques années, c'est au travers de la revue Signes qu'il avait manifesté cette fidélité, aujourd'hui c'est en créant Les Cahiers Cadou et de l'Ecole de Rochefort. Ce numéro 1 est particulièrement intéressant pour qui veut prendre contact avec ce mouvement poétique fondé par Jean Bouhier et le peintre Pierre Penon en 1941 à Rochefort-sur-Loire en Anjou. Il contient des études de synthèse, des textes et des poèmes, complétés par une riche iconographie en noir et blanc et en couleur (un portrait de Max Jacob par Roger Toulouse par exemple).

Voici comment Luc Vidal présente son contenu dans son éditorial après avoir mis en exergue cette citation de Jean Rousselot, Une poésie qui ne sent pas l'homme me laisse froid, absolument :

« Bachelard avait "une confiance éperdue" dans les mots. Il dira de René Guy Cadou : "Je ne sais quelle tendresse mène ses images". Poète et philosophe, Bachelard fut et est toujours l'essentiel pour comprendre et mettre le phénomène poétique au plus haut dans les relations humaines.

Pour Bachelard, Rochefort fut cet ardent creuset de poésie française. J. -L. Pouliquen replace les oeuvres des Bouhier, Cadou, Bérimont, Manoll, Rousselot, Béalu fleurs et fruits de l'âme entre rêveries et espaces. Ils furent "une phalange de jeunes entre 18 et 25 ans autour d'une figure centrale : Max Jacob" selon Roger Toulouse, une présence concrète, épistolaire, fraternelle qu'on n'imagine plus aujourd'hui souligne avec éclat C. Pelletier. C'est d'ailleurs Max Jacob qui prévint Manoll du projet de Jean Bouhier et Pierre Penon.

A. Germain met en évidence le rôle de Reverdy dans l'écriture des poètes de Rochefort. O. Delettre évoque les origines, de Jean-Daniel Maublanc à Julien Lanoë. J. Lardoux présente un Cadou d'anthologie. J. -C. Coiffard et J. Taurand remontent aux sources de l'amitié Cadou/Manoll. J. -N. Guéno dévoile un Rousselot à vif.

De Rochefort à la Coupole, Serge Wellens raconte les nouvelles années de partage. Hélène Cadou dit le sens de l'éternité et de l'histoire, via René Guy qui habitait l'âme de ces frères en poésie. "A Rochefort, on était dans le coeur des coteaux de layon et du quart de chaume qui est un vin très appécié" disait Jean Bouhier. Ces poètes vécurent "une immense saison d'amitié" selon Luc Bérimont et surent faire vivre une haute poésie lyrique.

Et n'oublions jamais que la joie de la rencontre soulignée par Roger Toulouse est le fondement même de cette Ecole de Rochefort-sur-Loire.»

Compléments :

- Le site de l'éditeur

- Max Jacob et l'Ecole de Rochefort

samedi 16 janvier 2010

Hommage à Louis Guillaume

Parmi les poètes qui ont joué un rôle important dans l'itinéraire de Pierre Garnier, compte Louis Guillaume (1907-1971). Lui aussi a appartenu à L'Ecole de Rochefort. Après sa mort, comme c'est souvent le cas pour des poètes ou des écrivains qui ont su susciter autour d'eux beaucoup de ferveur, une association s'est créée pour entretenir sa mémoire. Ces dernières années, c'est sa belle-fille Lazarine Bergeret qui s'en est occupée avec beaucoup de dynamisme. En 2001, elle m'avait associé à un colloque qu'elle avait organisé avec Sylvestre Clancier à la Société des Gens de Lettres à Paris et qui portait pour titre : Louis Guillaume ou le rêve du réel. Les actes de ce colloque viennent de paraître dans le carnet n°34 de l'association et vont permettre de faire ou de refaire un bout de route avec ce poète à propos duquel Max Alhau écrit en introduction : "Poète de la solitude, du rêve, hanté par la mer chargée de symboles, Louis Guillaume nous rappelle sans cesse la complexité de l'homme et de la vie. S'opposant à toute poésie d'une écriture desséchante, aux modes éphémères, il a fait entendre une voix qui nous entraîne au-delà de toute distance, dans un monde que nous habitons et qui n'est peut-être pas le nôtre. A voix basse, d'un ton confidentiel, cette poésie continue de nous parler, de nous questionner sans cesse."

Les contributions à ces actes sont signées Sylvestre Clancier, Max Alhau, Jeanine Beaude, Paul Farellier, Guy Roy, Katty Verny-Dugelay, Marie-Claire Bancquart, Georges-Emanuel Clancier, Hugues Labrusse, Jean-Luc Pouliquen et Jacques Reda. Elles nous entraînent sur les lieux où a vécu le poète, depuis l'île de Bréhat jusqu'à Paris, nous rappellent ses amitiés, en particulier celle avec le philosophe Gaston Bachelard, nous éclairent sur son écriture, son goût pour le poème en prose et s'attardent sur plusieurs de ses oeuvres comme Chaumière ou Agenda en même temps qu'elles expriment quelques dettes de reconnaissance.

Complément :

samedi 9 janvier 2010

L'anniversaire de Pierre Garnier

Il y a deux ans, jour pour jour, on fêtait les 80 ans de Pierre Garnier à la Maison de Jules Verne à Amiens. C’est Jean-Paul Dekiss, son directeur, qui en avait pris l’initiative avec le soutien de Cécile Odartchenko, la fondatrice des Éditions des Vanneaux . De nombreux poètes amis étaient présents ce jour-là parmi lesquels Julien Blaine, Bernard Heidsieck et moi-même. Voici le texte que j’avais lu à cette occasion :

En feuilletant l’Imprimerie de Rochefort-sur-Loire

L’Imprimerie de Rochefort-sur-Loire de Pierre Garnier, une chronique illustrée en poésie, achevée d’imprimer le 30 janvier 1997, j’en ai été l’éditeur aux Cahiers de Garlaban.

«Je suis né dans la ville d’Aubagne, sous le Garlaban, couronné de chèvres au temps des derniers chevriers. Ce n’est pas une montagne mais ce n’est plus une colline, c’est Garlaban» écrivait Marcel Pagnol au début de La Gloire de mon père.

Ainsi mes amis poètes et moi-même avions-nous choisi le Garlaban pour nous encrer dans un lieu et une culture, pour nous réclamer de la Provence, de la culture occitane et de sa langue. Tout comme Pierre, se réclame de Saisseval, d’Amiens, de la Picardie et de la langue picarde.

« Picardie ruissellement d’argent
Anjou ruissellement de vermeil
Provence ruissellement d’or
c’est ainsi que, vieillissant
je divise la Lumière

au fond de la Provence le loup
au fond de la Picardie le cerf
au fond de l’Anjou le cheval
c’est ainsi que les provinces vont
jusqu’au fond d’elles-mêmes
»

écrit-il dans le recueil. C’est bien de cela dont il s’agit, aller jusqu’au fond d’une province pour essayer d’en approcher le secret. C’est ce que nous cherchions avec nos Cahiers de Garlaban, sur les traces de nos prédécesseurs illustres dont Fréderic Mistral, Prix Nobel de Littérature, fondateur du Félibrige et auteur à 29 ans d’un chef d’œuvre intitulé Mireille.

« j’ai lu et relu Le grand Meaulnes
de Goupil à Margot et bien sûr Mireille
Et les poèmes d’Edouard David dans la
Langue de Picardie
»

nous confie encore Pierre. La Picardie a son Frédéric Mistral en la personne d’Edouard David (1863-1932). Sa Marie-Chrétienne est le chef d’œuvre en Picard qui est le pendant du Mireille en provençal de Mistral que Pierre a lu aussi. Mais il est ici question du Grand Meaulnes, comme il a été question de l’Anjou plus haut. La Provence, oui, la Picardie bien sûr, mais pourquoi l’Anjou ? Et pourquoi donc ce titre L’Imprimerie de Rochefort sur Loire ?

Edmond Humeau, un poète que Pierre mentionne dans le recueil, un ami qui nous est commun, que j’ai aussi édité aux Cahiers de Garlaban, à propos des poètes de Rochefort a parlé de Felibrige de la Loire. La réponse approche : a existé en Anjou un groupe de poètes, enraciné dans leur province, qui ont célébré leur terre, comme Pierre l’a fait en Picardie, comme nous avons tenté de le faire en Provence. Ce groupe a pris pour nom L’Ecole de Rochefort.

L’histoire littéraire l’inscrit après le Surréalisme, dont il se revendique mais qu’il veut dépasser en l’humanisant et en le végétalisant. L’Ecole de Rochefort a été fondée en 1941, en pleine guerre.

Voici comment en parle Pierre dans le recueil :

« 1941 – la poésie erre
dans les villages
comme toujours les capitales sont occupées

1941 - la Mort tient les hommes par cent fils
et elle les secoue :
‘Vous êtes mes complices…’

1941 les poètes de Rochefort
sont des arbres : ils font leur bois
ils se chauffent à leur bois
ils s’éclairent à leur bois…

1941 – la vie a besoin de repos
la mort a besoin de repos
vie et mort s’entendent dans la forme
des poèmes

1941 – il y a beaucoup de détresse
il y a aussi au bord du non-être
la joie haute d’être
»

La joie haute d’être, Pierre a touché à l’essentiel, comme le firent les poètes de Rochefort dans cette nuit de l’Occupation, remettre en route les forces de la vie pour faire barrage à la mort, opposer la lumière à l’obscurité.

« 1941 – les forêts reprennent les hommes
les fleurs reprennent les femmes
les sentiers reprennent filles et garçons
les soldats ne comprennent rien

1941 – nous sommes entre nous
avec les arbres
nous nous croisons nous nous entendons
nous nous écoutons
»

nous chuchote encore Pierre. Mais en 1941, il n’était pas à Rochefort-sur-Loire, il était à Amiens où la guerre fut plus terrible encore et marqua en profondeur son adolescence, attisa sa soif de lumière, de nature, d’arbres, d’oiseaux. La même que celle des poètes de Rochefort dont l’imprimerie fonctionna non pour chanter un pays, une terre, refermés sur eux-mêmes, mais pour chanter des villages qui donnent sur l’infini du monde, dont les portes s’ouvrent sur le cosmos.

« L’imprimerie des étoiles produit six
ou sept poèmes
ça suffit pour l’histoire du monde

à quelques mètres du village
c’est la paix
les vaches suivent lentement les vaches

une éternité que ne connaissent pas
les hommes
»

chante aussi Pierre. Oui, L’Imprimerie de Rochefort-sur-Loire s’est confondue avec l’imprimerie des étoiles.Mais cette histoire n’est pas seulement cosmique, il fallait bien un lien humain pour relier la Picardie à la Provence et la Provence à l’Anjou ou bien l’Anjou à la Picardie.

En 1991, on fêta le cinquantième anniversaire de L’Ecole de Rochefort et Pierre apporta alors son témoignage :

« ce que mon enfance attendait, déjà en 1941 année de la fondation de l’Ecole de Rochefort, puis après la guerre, après la mort c’était une école de campagne, celle d’Augustin Meaulnes, mais c’est vers 1950 que j’ai dû apprendre que ces poètes de rêve existaient, ou à peu près. »

Les poètes savent se trouver et se reconnaître. Et Pierre de préciser dans le même texte :

« c’est après la guerre, peu après mon adolescence, vers les années 1950 que j’ai connu les poètes de l’Ecole de Rochefort »

Ils forment dans le recueil un longue liste dans la laquelle on retrouve aussi les amis et les proches, ceux qui les ont précédés aussi sur ce même chemin de poésie, bref toute la famille. En voici quelques noms :

René Guy Cadou, Michel Manoll, Marcel Béalu, Jean Rousselot, Luc Bérimont, Yanette Delétang-Tardif, Jean Follain, Louis Guillaume, Georges-Emmanuel Clancier, Théophile Briant, Paul Chaulot, Louis Parot, Roger Toulouse, Maurice Fombeure, Gabriel Audisio, André Salmon, Hélène Cadou, Serge Wellens, Max Jacob, Pierre Reverdy et pour finir Jean Bouhier, le fondateur de l’Ecole de Rochefort. Celui qui accueillit Pierre et créa ainsi ce fil invisible entre l’Anjou et la Picardie.

Mais le fil qui relie l’Anjou et la Provence, c’est lui aussi qui allait le tendre en venant un beau jour de 1973 se retirer dans le Var à Six-Fours-les-plages. Les poètes savent se trouver, je vous l’ai dit et le groupe des Cahiers de Garlaban a pris un jour le chemin de la maison de Jean Bouhier, à flanc de colline, regardant la mer Méditerranée.

C’était dans années 80, L’Ecole de Rochefort reprenait sa place sur la scène poétique, pour un rôle durable cette fois, après être longtemps restée dans les coulisses. Jean Bouhier s’en réjouissait et mettait toute son énergie à participer à cette nouvelle aventure.

En 1986, L’Ecole de Rochefort fut fêtée à Lyon, les poètes des deux générations qui la constituent se retrouvèrent alors à cette occasion. Jean Bouhier, Jean Rousselot, Edmond Humeau du premier cercle étaient présents, Jean-Vincent Verdonnet, Serge Wellens et Pierre représentant de la deuxième époque étaient là aussi. C’est ainsi qu’en accompagnant Jean Bouhier, j’ai fait la connaissance de Pierre.

Il est seul dans une salle en attendant la rencontre qui se prépare avec des étudiants. Le contact est immédiat et chaleureux, l’humour se glisse vite dans l’échange. Pierre rit racontant que dans son village tout le monde parle du Turc que la commune vient d’embaucher. Du Turc ? A l’époque le gouvernement vient de créer les TUC, les Travaux d’Utilité Collective qui deviendront plus tard les emplois-jeune.

La langue dans l’infini de ses surprises, toujours à l’œuvre pour provoquer le poète.

Tout en étant toujours resté fidèle à l’Ecole de Rochefort, à son lyrisme, Pierre a souhaité à l’orée des années soixante explorer les voies ouvertes par la poésie concrète et visuelle. Elles envisageaient la langue comme une matière à travailler. Il s’est alors lancé dans l’aventure du spatialisme. Ainsi son œuvre s’est développée sur deux versants comme cela arrive parfois.

J’ai en tête l’exemple de Gaston Bachelard, travaillant à la fois sur le versant de la philosophie des sciences et sur celui de la poétique. Et disant cela je ne peux m’empêcher de mentionner qu’il cite Pierre dans son dernier livre La flamme d’une chandelle.

« Pour un rêveur novalisien des flammes animalisées, la flamme, puisqu’elle s’envole est un oiseau » écrit Bachelard, qui choisit alors ces vers de Pierre pour illustrer son propos. « Où prendrez-vous l’oiseau/Ailleurs que dans une flamme ».

Il est intéressant de remarquer que la citation est extraite d’un Cahier de Rochefort.

Etonnant aussi de poursuivre dans la citation de Marcel Pagnol donnée plus haut :« C’est Garlaban où les guetteurs de Marius, quand ils virent au fond de la nuit, briller un feu sur Sainte-Victoire, allumèrent un bûcher de broussailles : cet oiseau rouge vola de colline en colline et se posant enfin sur la roche du Capitole, apprit à Rome que ses légions des Gaules venaient d’égorger dans la plaine d’Aix, les cent mille barbares de Teutobochus ».

Mystérieuses correspondances entre les images et perceptions des poètes où s’entremêlent l’éternité des éléments avec le tragique de l’histoire.

On s’est souvent demandé chez Bachelard si les deux versants de son œuvre puisaient à la même source. On pourrait en faire de même pour Pierre. Dans L’Imprimerie de Rochefort sur Loire, poèmes lyriques et poèmes spatialistes se répondent et s’accompagnent. Bien sûr qu’il y a unité d’inspiration. Et l’économie de traits et de signes qu’oblige un poème spatialiste, nous la révèle.

Un poème montre le soleil et les étoiles et porte la mention « Imprimerie de Rochefort sur Loire », un autre montre le soleil et la lune, recto/verso, un autre encore un cercle : le point final/le point d’origine, le dernier contient deux soleils : soleil de l’origine et soleil de la fin. De la lumière toujours !

« le poème aujourd’hui
un microscopique résumé
de la vie qui dure un jour
entre deux nuits éternelles
»

a indiqué Pierre un peu avant.

Oui, L’Imprimerie de Rochefort-sur-Loire, se confond bien avec l’Imprimerie des Etoiles. Celle-ci fonctionne sur terre, là où elle le choisit, en Anjou, en Picardie, en Provence, ou ailleurs dans le monde, chaque fois qu’un poète a su capter la lumière qui vient du ciel, de jour comme de nuit, chaque fois qu’il a su transcrire ce que le cosmos a murmuré à son oreille.

Merci Pierre !


Compléments :

- Le site de la Maison de Jules Verne

- Le site des Editions des Vanneaux

vendredi 8 janvier 2010

Amitié & Création II

Pour poursuivre sur ce thème, voici quelques poèmes écrits par Jean Monod après la mort de Franco Beltrametti en août 1995.


UN AMI C’EST UN DIEU QUI L’ENVOIE

Tâtant du pied
comme un bain glacé
la vieillesse
il
s’envole


Le cœur pense
en tombant
« n’est plus »

pensée sauvage
accrochée au mur


Bien que ce jour
ne soit pas
très différent
de ces autres jours
il ne le voit pas

même lumière
lavée d’elle-même
par le vide


Ironie du soleil
longue ardente
sous les pins
les enfants jouent
dans la clarté d’un jour
où tu n’es plus


En peu de mots
passent
les uns après les autres

la vie passe plus vite
que l’esprit

Amour fou
foudroyant
sans trace

friends for
as far
as we can see



GOLDFISH

Where are you
Goldfish mio ?
Don’t tell me
you are dead

Where the eye
of this shallow sky
in the open herb
where bamboo grows ?

Presently I’m building a castle
between Andromede and Sirius
Should be finished to morrow
where the sun eclipses the moon
partly at 3 p. m.


Où es-tu mon Poisson d’Or ?
ne me dis pas que tu es mort
où est l’œil de ce peu profond ciel
entouré d’herbes où pousse le bambou ?

A présent je construis un château
entre Sirius et Andromède
il devrait être fini demain
quand le soleil éclipsera la lune
en partie à 3 heures de l’après midi.

Derniers bouts
de bambou
Plus de danger
tanguer

Big Bazar
Big Rest
Big Bang
No Thing



sometimes
it happens
that you’re here &
we see each other
fast

like
coming on
in a distant boat
still filled
with live ghosts

you in me
you dear
me giving you my
words you giving
birds

Jessie



Visiting again
Theo’s garden – some more trees
from around

Mousses bleu ciel
sur les troncs noirs – Théo
poissons dans la main.

Jessie



… Il y a un chemin qui s’efface
à mesure qu’il se trace
dans cette maison
(ses poutres, ses murs de plâtre étalé à la main...)

Parfois quelque chose revient en l’air
qui éclaire toute la mémoire

“Tu m’as passé le relais
que je cherchais dans les affres
nous avons tendu cette embuscade”


Je ne te quitte plus
je t’emporte où je suis.



FIN DE NUIT

Nous refaisons toutes les fins de nuit
l’expérience de la vie qui s’en va
« comme un songe »

L’homme au réveil est comme celui
qui se souvient d’un rêve
et ne s’en souvient plus

D’un ami on se souvient
quand la mort est venue pour lui comme
« plus de lendemain »

Quand sa mort a fait de tout
le temps à vivre encore
« lui jamais plus »

Ce moment, cette fin
sa vie interrompue
quel froid dans le cœur encore

te saisit chaque fois
qu’en revient le souvenir
dans un refus

comme un baiser
sur des lèvres
qui ne le sentent plus.


Est-ce qu’on tombe
dans la mort
ou est-ce elle qui
remonte notre vie
d’un seul souffle
jusqu’à son premier cri ?

Le passage de la mort
avant la mort
comme un rêve oublié
aujourd’hui en toi
comme une figure familière

pourquoi n’écris-tu plus tes rêves ?


Jean Monod



Compléments :

- Franco Beltrametti présente Leçon du coeur Jeu de la mort de Jean Monod paru en 1995 :

Un recueil de vingt-huit ans de poésie, qui "bouge" d'un classicisme limpide ("tu es reine tu n'es rien je te regarde") à une philosophie provocante ("Il aurait, je crois, parlé de mouches") à un expérimentalisme déroutant ("Avant je creusais / maintenant j'avance") à une grâce zen ("Je regardais dans le jardin. / Sans doute un insecte. / C'était la nuit.") - juste pour signaler quatre directions.

Vous voyez comme elles sont interchangeables, et il y en a beaucoup d'autres. Leçons du cœur jeu de la mort de Jean Monod est un volume monolithique qui articule des expériences diversifiées, dont la caractéristique commune est le désir d'une prise directe et quotidienne sur le réel, prise à laquelle l'auteur a été d'une redoutable fidélité.

Les choses sont abordées, interrogées et poussées aux limites, «l'émotion dévastatrice», ni romantique ni antiromantique, est balancée par une pratique d'objectivation qu'on peut qualifier de classique au sens noble du terme. Il s'agit d'une attitude plutôt que d'une formalisation - et ceci est bien intrigant. Peut-on combiner Stendhal avec un chamane? Jean Monod, dans son écriture, semble prouver que oui.

Il est (ou a été, ou sera) anthropologue de pointe (voir son premier livre-enquête Les barjots, entrepris en 1966 à l'instigation de Claude Lévi-Strauss; et vingt ans plus tard Wora, la déesse cachée, sur les Indiens Piaroa de l'Amazonie vénézuélienne et sur les mutations du chercheur Jean Monod). Il a fait du cinéma comme réalisateur (Histoire de Wahari, 1975) et comme acteur (Dionysos de Jean Rouch, 1984); il a été romancier (Raid, 1990, une visite intense aux Indiens Lakota); il s'est occupé d'astronomie et de philosophie free-wheeling. Poète-voyageur au Japon (Distante écume, 1992), vidéaste (Qu'est-ce qui se passe? 1994), il est aussi éditeur: voir les livres AIOU et la revue internationale de poésie-image du même nom.

Un nouveau front est celui de la performance ou poésie-action, où il explore de nouvelles situations avec la danseuse japonaise Kagumi; un autre est la traduction de la poésie - de l'anglo-américain (Tom Raworth, Cid Corman, Duncan McNaughton, Scarecrow, James Koller), de l'italien (Dario Villa, Patrizia Vicinelli, Corrado Costa,Franco Beltrametti), de l'espagnol (Arystéides Turpana), du japonais (Nobu Wada), seul ou avec le groupe B.T.G.

Personnage aussi direct que complexe, Jean Monod, par son écriture aussi instantanée qu'élaborée, offre de manière frappante des parcours et des niveaux qui laissent au lecteur une liberté de lecture subtilement projectuelle. Disons que Jean Monod est un écrivain qui aime transmettre des choses simples de façon articulée et des choses articulées d'une façon très directe, ce qui fait la dynamique "savante" de ces textes qui se renvoient les uns aux autres avec une clarté cohérente, combinée avec un "laisser-faire" qui est une porte ouverte à la totalité toujours reculée. Et ceci semble correspondre à une confiance positive, vécue par l'auteur dans la vie et l'art, et désirée dans ce que j'appelle, faute d'un meilleur terme, l'utopie possible.

Expérience rare. Et livre nécessaire. Nécessaire pour l'auteur, qui a voulu marquer certains points de "tout" son travail, et nécessaire pour le lecteur, qui désormais peut se confronter à une pensée riche et composite projetée avec rigueur dans une continuité surprenante d'invention d'écriture-action.

Ceci est d'une profondeur significative, tant dans le contexte de l'avant-garde actuelle que, j'y insiste, dans le renouvellement d'un classicisme serein qu'on pourrait, parfois, dire traditionnel - si par tradition on entend aussi bien la "sauvage" que l'européenne, non moins sauvage.

Voulez-vous voir comment la pensée amazonienne se combine avec celle des philosophes pré-socratiques, celle-ci avec la "poésie-experiment", et, surprise permanente, avec le goût solide du jeu spontané et sophistiqué? Lisez Leçons du cœur jeu de la mort et vous m'en direz quelque chose. Après plusieurs lectures croisées de ce volume puissant et consistant de 275 pages choisies, on peut confirmer la justesse de l'observation d'Ezra Pound via Basil Buntig, que la poésie - Dichtung en Allemand - signifie "faire dicht", faire dense. Jean Monod écrit avec une légèreté admirable des choses d'une extrême densité. Ce livre va durer. En plus j'ai des raisons bien fondées de croire qu'il nous prépare d'autres renouvellements métamorphiques, d'autres surprises. Dans quelles directions, quels domaines? Jean Monod est sans aucun doute un des maîtres actuels du "nécessaire" dans l'art non-dualiste et transgressif du make it new.

«C'est un repaire de dragons, me dit-il.» (page 269) - et je m'arrête là.


Franco Beltrametti
Riva San Vitale, 1er juin 1995

le site dédié à Franco Beltrametti

vendredi 1 janvier 2010

Amitié & Création

Quelle place accorder à l’amitié dans un parcours tourné vers les créations et les pensées d’aujourd’hui ? La question mérite d’être posée en des temps où la société s’atomise chaque jour un peu plus. Pour ouvrir ce blog et donner ma propre réponse à cette question, voici un poème. Je l’avais écrit à l'époque où nous étions quelques uns à nous retrouver régulièrement tout autour du Garlaban pour parler de poésie.

LES AMIS DE GARLABAN

Un samedi d’octobre
la semaine pliée
dans un coin de l’armoire
les amis sont venus
au partage du soir.

Comme un maître de chai
qui a vaincu la grêle
Charles remplit les verres
avec l’alcool de ses poèmes.

Descendu de Lascours
à la suite des arbres
Pierre fait résonner les voûtes
des cris de la forêt.

Maintenant que la mer s’est tue
Claude reprend son souffle
Eric a dévissé pour lui
deux étoiles dans le ciel.

Entendez-vous cette voix souterraine
que Jean remonte de la nuit ?

Amis
rejoints dans la vallée
vos mains soulèvent
le voile gris des cités
dessous le souffle chaud
de vos cœurs exhalés.