Des hauteurs de la Provence s'envolent pensées et créations d'aujourd'hui

samedi 29 janvier 2011

Ossip Mandelstam, un poète habité

C’est sous ce titre que Michèle Serre a fait paraître il y a peu ce recueil dédié au poète russe mort dans les camps staliniens en 1938. Ce recueil s’inscrit dans une série que l’auteur a consacrée à des écrivains et des artistes qu’elle aime et à qui elle a choisi de rendre hommage. Je lui ai demandé de nous en dire un peu plus sur sa manière de travailler.


Michèle Serre, avant Ossip Mandelstam d’autres écrivains et artistes sont venus nourrir votre inspiration.

Dans les années 70, je découvrais avec ferveur les artistes des petits livres Skira « Les sentiers de la création ». J’étais fascinée par ces découvertes et même s’il y avait de grandes constantes dans les aventures relatées, j’étais frappée par la singularité des cheminements artistiques. Conscients de cette richesse, nous avons créé dans les éditions : Le Bien-vivre (avec mon mari), la collection : « Passeurs du temps » qui nous accompagne depuis des années. Dans le premier opuscule écrit en 1974, je donne la parole à 3 écrivains (Boris Pasternak, René Guy Cadou, Nikos Kazantzaki à travers le personnage de Zorba le grec), évoquant par là-même leur personnalité et leur destin. Puis, notre collection s’est enrichie de différents auteurs comme Chateaubriand, Marie Noël, Karen Blixen et d'artistes peintres tels Rembrandt, Marquet, Hartung. C’est toujours la même démarche : la poésie s’inscrivant dans le fil rouge biographique de chacun et tentant de révéler les différentes sources de la création.


Ce fil rouge biographique vous le traduisez en poèmes en faisant donc parler le créateur qui vous a inspiré.


Bien sûr, il ne s’agit pas d’exprimer mes sentiments personnels puisque c’est lui qui nous parle et il nous dévoile les traits de sa personnalité, ses préférences culturelles, ses choix de vie, les évènements fondateurs de son existence et les processus mystérieux qui l’amènent au fil du temps dans la voie de la création. Il y a donc de ma part un long travail de recherche, d’approfondissement et d’imprégnation de son œuvre à travers ses écrits mais aussi les lectures critiques (témoignages, essais, rencontres, etc…) sur lui-même et sur son œuvre.


J’imagine le travail de « décentrage », d’oubli de soi, que cela représente pour que vous puissiez vous mettre dans la dynamique de vie de celui ou de celle que vous avez choisi de célébrer. Mais je suppose en même temps que ce que vous mettez en valeur de son parcours vous touche profondément.


Effectivement c’est un travail de « décentrage », de prise de distance par rapport à soi mais aussi d’empathie vis-à-vis du créateur.


Concernant Ossip Mandelstam, qu’est-ce qui était important pour vous qu’il exprime au travers de vos poèmes ?


D’abord je pense qu’Ossip Mandelstam est un grand poète de notre époque qui n’a pu malheureusement exercer librement son talent à cause des tracasseries bureaucratiques, des privations récurrentes mais aussi de ses exils et emprisonnements jusqu’à son extermination dans les camps staliniens. C’est un poète ouvert à l’universel, fin connaisseur de la littérature française : il a vécu à Paris, c’est là qu’il a rencontré la poétesse russe Anna Akmatova. Ils ont fait partie de la même école russe acméiste (école en réaction contre le symbolisme) et ils ont noué une amitié confraternelle. Et même si à son retour à Moscou, il rêve de Paris, de la liberté et du foisonnement de la vie intellectuelle des cercles artistiques, même s’il a la nostalgie des ciels de toscane, il fait siens les vers d’Anna Akmatova que j’ai cités dans mon recueil :

« Non je n’avais pas fui sous un ciel étranger
ou sous la protection d’ailes étrangères.
Je vivais alors avec mon peuple,
là où pour son malheur
vivait mon peuple…
»

Extrait de Requiem

Son non-conformisme et son attachement à la création réhabilite l’être humain dans ce qu’il a de plus précieux : la résistance à toutes les modes et à tous les pouvoirs. Un souffle de liberté traverse son œuvre, le rapprochant des poètes et artistes d’aujourd’hui qui luttent contre les tyrannies de certains états.

Dans votre recueil vous avez aussi ressenti le besoin de donner la parole à son épouse.

Sa femme l’a accompagné fidèlement dans sa vie, ses moments de succès mais aussi son premier exil et tous les évènements douloureux de son existence. Elle s’était dévouée complètement à son œuvre apprenant par cœur les poèmes qu’il ne pouvait diffuser, faute de moyens matériels ou par peur de la censure. Ils s’étaient préparés tous deux à cette séparation tragique. Le dernier poème du recueil intitulé « Les Adieux » en témoigne.

Je vous propose également de terminer cet entretien avec ce poème. Michèle Serre, Merci !

Les Adieux

Cette nuit-là, aux premières heures du jour
un vol de corbeaux malfaisants
s’est abattu chez nous…
« Aide-moi Seigneur, à franchir cette nuit »
murmura Ossip
dans un obscur pressentiment.
J’ai voulu étreindre mon mari
mais le chef des corbeaux s’est interposé.
Lèvres tremblantes, d’une pâleur mortelle
Ossip a récité un vers de Tristia.
« La Science des Adieux, je l’ai apprise
au cœur des nuits plaintives… »
Et, le cœur battant, aveuglée par les larmes
j’ai psalmodié : « tout ce qui fut sera encore
et seul est doux l’instant de la reconnaissance »
Quand la porte s’est refermée
j’ai éclaté en sanglots
répétant inlassablement
comme pour conjurer le mauvais sort :
« Tout ce qui fut sera encore. »


Compléments :

*Ossip Mandelstam, un poète habité est vendu 19 € (Editions Le Bien-Vivre : pierresentenac@orange.fr). Les recueils sont illustrés et tirés à 100 exemplaires numérotés, des tirages de Tête sont égalemant disponibles à 35€.

*Dans la collection "Passeurs du temps", Michèle Serre a déjà publié :

- Boris Pasternak, René Guy Cadou, Nikos Kazantzaki- Zorba le grec
- Chateaubriand, Moi René
- Marie Noël ou l’aventure du silence
- Karen Blixen, Raconter pour vivre
- Rembrandt au bord du Rhin
- Marquet ou le flâneur insatiable
- Hartung, Un éclair dans la nuit

samedi 22 janvier 2011

En tirant le fil de la poésie avec Laure Dino

La revue Fontaine avait fait paraître en 1942 un numéro spécial intitulé De la Poésie comme exercice spirituel. Celui-ci, aujourd'hui encore, reste une référence dans cette approche de la poésie. Les contributions d'un Albert Béguin, d'un Pierre Emmanuel, d'un Pierre-Jean Jouve, Joë Bousquet ou encore Max Jacob, ne peuvent que nous donner envie d'aller le consulter. Pour actualiser cette démarche voici proposés dans ce blog quelques extraits d'un recueil inédit de Laure Dino. Celle-ci nous le présente en quelques lignes :"Ce livre est né d'une recherche spirituelle et du besoin de graver la lumière à travers les mots, pour ne pas perdre des instants précieux. J'ai tenté de saisir des fragments d'essence pour les transformer en éclats d'encre. Il s'agit d'une quête, d'une recherche de Dieu, au-delà de toutes les religions. Cependant, l'Esprit divin -en référence sous-jacente- à l'Islam et au soufisme-, se manifeste toujours dans l'unicité , la beauté et la vérité. "Le fil tendu" évoque cette quête permanente, le besoin de soulever le voile entre terre et ciel, pour découvrir des voiles, ou de tirer le fil pour démêler des fils." Voilà qui vient s'inscrire dans cette longue recherche des Hommes pour approcher le Mystère et dans laquelle la poésie apparaît comme un outil privilégié d'investigation et de connaissance.




LE FIL TENDU
(extraits)

(Contemple)

Ça et là,

au bout du monde
dans des palais de glaces
grâce à l’immensité
de Ton Silence
j’ai soufflé le verre…

Peu importe,

au milieu du désert
sous des tentes de flammes
grâce à l’aridité
de Ton Absence
j’ai forgé l’or…

N’importe où,

au cœur de la Terre Sainte
dans des temples de pierre
grâce à l’austérité
de Ta Lumière
j’ai taillé le diamant…

Où tu veux,

à la porte du ciel
sur des planches de vent
grâce à l’infinité
de Ta Présence
j’ai levé les yeux…

(Entends)

D’une ultime lueur
la lumière se teint
quelque part, quelqu’un
un poète ou un ange
retrace le cordon du ciel
et déjà, je torsade
les lignes de l’Infini
chant du silence
de l’aube au point du jour

(Réponds)

« Laisse les construire
leurs maisons de pierre
Creuse dans le vide immense
la demeure du silence
où le déchirement de l'âme
devient détachement du monde... »

(Ressens)

Chercheur d’or
ajoute l’Essence
à l’Absence
la Quintessence aux sens
le Sens au sans
le Sentiment au pressentiment
jusqu’à ressentir le parfum de l’âme.

Laure Dino

( Illustration: Encre sur papier de Pierre Sentenac)

samedi 15 janvier 2011

LA PASSE, revue des langues poétiques

Je n’avais pas encore eu l’occasion dans ce blog, qui se propose de rendre compte de tout ce qui concourt à faire vivre la poésie, de m’attarder sur la vie des revues. Elles jouent un rôle déterminant. Elles permettent aux poètes de publier des poèmes inédits, que l’on retrouvera plus tard dans leurs recueils. Elles assurent aussi un lien entre eux, témoignant des recherches en cours et des préoccupations du moment. Elles entretiennent en fait le feu de la création poétique, en dispensent sa chaleur et sa lumière auprès de tous ceux qui viennent s’en approcher. Philippe Blondeau, directeur de la revue La Passe a accepté de répondre à mes questions pour nous présenter sa publication. Il nous permettra ainsi de mieux comprendre le fonctionnement et les enjeux contenus dans ce qui demeure une aventure.

Philippe Blondeau, la revue La Passe compte aujourd’hui onze numéros. Elle a donc eu le temps d’affirmer ses choix et d’illustrer la ligne éditoriale qu’elle s’était fixée. Pourriez-vous nous la présenter ?

La Passe est née d’une amitié de longue date avec Tristan Felix, d’un goût commun pour la poésie et d’une relation épistolaire qui nous a donné l’idée de la traduction unilingue.

C'est-à-dire ?

Celle-ci consiste pour chacun à transposer dans son langage poétique propre un poème de l’autre, non dans un simple esprit de jeu formel mais avec le désir de révéler une certaine vérité secrète, antérieure ou postérieure à la langue. Dans le souci de prolonger cette expérience (publiée sous le titre de Franchises) nous avons tenté l’aventure d’une revue vouée avant tout aux multiples rencontres possibles entre les langues : traductions réelles ou fictives, écritures à plusieurs mains, réécritures ou rencontres plus ou moins hasardeuses de textes et d’images. Bien que l’esprit de jeu ne soit pas étranger à La Passe, elle cherche d’abord à détourner l’écriture de l’obsession de soi et à l’enrichir en lui offrant des occasions d’échange avec un autre plus ou moins proche ou lointain.

Ce qui conduit, j’imagine, vers un travail collectif.

Quelques complices et amis ont accepté de jouer le jeu et composent désormais un noyau dur de la revue. Au hasard des rencontres et des propositions, des perspectives nouvelles s’ouvrent dans chaque numéro, qui n’est nullement une anthologie ou une vitrine mais qui tend vers une construction aussi cohérente que possible, à partir de quelques lignes de forces, comme les couleurs qui, dans le dernier numéro, donnent lieu à une succession de rêveries à la fois singulières et complémentaires.

Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur ce dernier numéro ?

À partir d’un beau texte de Catherine Minot – que La Passe a le privilège de faire découvrir –, proposition a été faite à Vincent Rougier, éditeur et dessinateur, d’en imaginer une illustration ; deux autres auteurs explorent la même perspective : le noir et blanc de l’impression s’épanouit ainsi en couleurs rêvées. Quant à la rencontre des langues, elle confine ici au vertige avec notamment une interprétation du « grotesque », langue préhistorique, un échange « chalémanique » entre le français et l’allemand, un dialogue avec Louise Labé, et quelques écritures à quatre mains. La Passe s’enorgueillit aussi d’une redécouverte littéraire de prix avec l’œuvre totalement oubliée de Gertrude Vidal. Carnet et petites annonces complètent cette livraison.

Vous nous faites entrer dans le véritable travail d’une revue lorsqu’elle joue pleinement son rôle, obéissant à une réelle exigence littéraire et artistique. Il s’agit ensuite d’en faire prendre conscience aux lecteurs et l’on se heurte là à ce problème persistant de la diffusion. Quels moyens vous donnez-vous pour cela ?

Nous essayons dans la mesure du possible d’être présents dans un certain nombre de manifestations poétiques (Salon de la revue, Marché de la poésie, etc.) qui nous permettent surtout de rencontrer des auteurs nouveaux ou familiers. Par ailleurs chaque numéro est l’occasion d’une lecture spectacle où sont invités plusieurs auteurs et qui permet d’apprécier la singularité de chaque numéro. L’apport de Tristan Felix, qui est aussi clown et marionnettiste, est très précieux sur ce plan. Nous croyons également aux vertus de la radio et plusieurs lectures ou ouvrages ont été évoqués sur France Culture, RFI, France Musiques. Et puis il y a ceux qui, comme vous, ont la gentillesse de relayer l’actualité de La Passe sur Internet. La diffusion proprement dite se fait essentiellement par abonnements et accessoirement dans quelques librairies. Elle reste donc très modeste, mais ce qui se passe dans une revue de création nous paraît plus important que le nombre de ses lecteurs.

Nous avons le recul nécessaire aujourd’hui pour savoir que l’importance d’une revue de poésie ne se mesure pas au nombre de ses lecteurs mais à sa capacité de faire avancer les expressions nouvelles de la poésie. Cela reste un défi dans le contexte que nous connaissons où l’écriture est mise à mal. Merci Philippe Blondeau de nous avoir expliqué ce que vous entreprenez pour le relever.



Fiche technique de la revue:

Format : 9,7x 20,5 - 90 pages
Périodicité : semestrielle (octobre – avril)
ISSN : 1774-5756
Prix : 8 € - Abonnement 4 numéros : 30€
(chèque à l’ordre de Ph. Blondeau)
Imprimerie ICN 64300 Orthez
Directeur de la publication : Philippe Blondeau
Directrice de la rédaction : Muriel Martin

Contact :

Philippe Blondeau, 3, rue des Moulins,
80250 Remiencourt. T : 03 22 41 48 24
Muriel Martin, 71 bis, rue Philippe de Girard,
75018 Paris. T : 01 46 07 41 03

En vente :

- L. Mauguin, 1 rue des Fossés St-Jacques,
Paris 5è
- Librairie Compagnie, 58 rue des Ecoles,
Paris 5è
- Halle St-Pierre, 2 rue Ronsard, Paris 18è
- Anima, 3 rue Ravignan Paris 18è
- Lucarne des Ecrivains, 115 rue de l'Ourcq,
Paris 19è
- La Hune, 170, Bd St-Germain,75006 Paris
- Librairie du Labyrinthe, 37 rue du Hocquet,
Amiens

samedi 8 janvier 2011

L'imaginaire en couleurs de Cathy Bion

Cathy Bion est une photographe-plasticienne. Elle a sillonné les ports du monde, du Maroc à la Bretagne, du Portugal jusqu’à l’Australie, en empruntant des chemins de traverse. Dans les docks inondés de lumière, son oeil de peintre a traqué les couleurs et les matières, les traces du travail de l’homme en interférence avec celui des heures. Elle a pris le temps de s'attarder sur une nuance, une éraflure, une écaille de rouille, pour tenter d’en saisir l’essence et accéder à l’alchimie secrète des éléments. En ce sens elle s'est inscrite dans les pas de Gaston Bachelard dont ce blog a déjà célébré le parcours lumineux. Cathy Bion a d'ailleurs illustré il y a trois ans la couverture du livre que j'avais consacré au philosophe poète. Sous son regard prospecteur, les pigments et les textures se sont transformés en peintures abstraites, libres de toute interprétation. C'est ce qui fait toute l'originalité de l'artiste, de savoir peindre avec un appareil photo, de faire d'un cliché sans retouches une oeuvre qui célèbre la matière, réveille l'imaginaire et déclenche l'onirisme. Cathy Bion vient de rassembler dans un très bel ouvrage quelques unes de ses images qui sont pour l'occasion accompagnées de textes de critiques d’art ainsi que d'une préface graphique du dessinateur Loustal.

Compléments :



- Le livre Gaston Bachelard ou le rêve des origines dont Cathy Bion a illustré la couverture.

samedi 1 janvier 2011

Être là

J'avais ouvert l'année 2010 avec un poème célébrant l'amitié, voici pour commencer 2011, un poème très court pour dire une manière d'envisager notre présence en ce monde. Il est extrait d'un recueil portant le même titre, paru en 1992 aux Cahiers de Garlaban, avec une illustration de couverture de Renée Mangot.



ÊTRE LÀ

Être là
dans l’épaisseur du monde
les mains ouvertes
le cœur en éveil

Être là
sans autre désir
que la source
sans autre dessein
que l’amour.

Jean-Luc Pouliquen


Compléments :

- Ce poème a été traduit en portugais et repris dans différents sites et blogs.