Des hauteurs de la Provence s'envolent pensées et créations d'aujourd'hui

mardi 7 janvier 2025

Les fantômes de Franz Kafka, Nâzim Hikmet et Samuel Beckett

Nous commençons l'année, comme nous avions terminé la précédente, en présentant un livre de la collection regards turcs. Et là encore, avec une pièce de théâtre, l'auteure étant la directrice de la collection elle-même, Sevgi Türker-Terlemez.


 Ce livre, fruit d'une longue maturation, a été précédé de travaux universitaires sur les trois auteurs évoqués, travaux qui constituent la matière dans laquelle Sevgi Türker-Terlemez est allée puiser pour écrire cette pièce en un acte et dix-neuf scènes.
On peut même dire que l'Université est le point de départ de la pièce puisque le personnage pivot est une jeune doctorante dont la thèse a pour intitulé Esthétique et métaphysique de l'attente avec Le Procès de Franz Kafka, Ferhat et Şirin de Nâzim Hikmet et En attendant Godot de Samuel Beckett.
Mais le théâtre va vite s'imposer car les fantômes des trois auteurs qui hantent l'imaginaire et les pensées de la jeune fille vont prendre possession de l'espace scénique pour se livrer à des échanges inattendus auxquels vont se mêler également leurs personnages. Ainsi interviendront par exemple pour Kafka, Joseph K., pour Nâzim Hikmet, Ferhat et Şirin, pour Beckett, Vladimir et Estragon.
Sevgi a su entremêler avec bonheur les personnages réels, la doctorante, son ami, son directeur de thèse avec la présence des trois fantômes et leurs créatures romanesques ou théâtrales. 
De leurs interférences va naître une invitation à la fois à mieux connaître ces géants de la littérature du XXe siècle mais aussi à mesurer l'actualité de leurs interrogations sur le sens et le non-sens de l'existence, d'une humanité souffrante aussi qui peine à trouver une sortie par le haut.
Comme l'écrit Philippe Tancelin dans sa préface : " Si Sevgi Türker-Terlemez parvient à nous faire rêver tout au long de la pièce, c'est bien parce que ce rêve est sans cesse maintenu en éveil et excite notre vigilance vis à vis de l'histoire de chacun des trois fantômes ; mieux encore, est énoncé de manière très concise, l'essentiel de chacune de leur démarche. Le sens profond et authentique de leur réflexion y compris philosophique, est évoqué à travers de larges citations de leurs écrits". Nous rajouterons que cette pièce nous donne l'occasion d'entendre quelques  poèmes de Nâzim Hikmet dans une traduction inédite de l'auteure.
Il y a quelques années un livre qui avait pour titre Petites scènes, grand théâtre rendait compte de toutes ces petites salles parisiennes qui avait porté le théâtre de création de 1944 à 1960, en particulier celui de Samuel Beckett. Lisant les didascalies qui accompagnent les répliques des comédiens de la pièce de Sevgi Türker-Terlemez, nous nous sommes dit que c'est dans ce genre de salle, située de préférence rive gauche, que devrait se jouer Mes trois fantômes... Ce qui ferait le bonheur des amateurs encore nombreux de ce théâtre de qualité.

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samedi 14 décembre 2024

L'affaire journal Tan

Terminons l'année avec la présentation d'un nouveau livre de la collection regards turcs que nous suivons dans ce blog depuis sa création et dont nous découvrons au fil des années toute la richesse et la diversité. Notre dernière recension concernait un essai sur le poète Orhan Veli, il s'agit cette fois de théâtre.


C'est la deuxième pièce de l'auteur que publie la collection. Comme l'écrit dans sa présentation Sevgi Türker-Terlemez : "Les lecteurs francophones connaissent Erhan Gökgücü par "Giordano Bruno" pièce de théâtre musicale en deux actes, parue dans notre collection regards turcs (de L'Harmattan) en 2020. Erhan Gökgücü a mis en scène la condamnation de Giordano Bruno (moine dominicain, philosophe et théologien italien qui s'opposa frontalement à l'Eglise pour défendre la liberté de pensée face à la pensée unique, à l'intolérance et aux excès idéologiques) et sa fin sur le bûcher à Rome en 1600. Avec son nouvel ouvrage Mon pays mon pays/Memleketin Memleketin - dont le titre fait un clin d'œil à un poème de Nazim Hikmet -, il nous fait cette fois-ci la triste histoire de la destruction du journal Tan, le 4 décembre 1945 à Istanbul."

Nous l'aurons pressenti et la préface nous le confirme, Erhan Gökgücü (1939-2020), avec ses deux pièces de théâtre, "désire souligner qu'à chaque Âge - peu importe le pays, la langue, la conviction, le sexe - meurent, souffrent ceux et celles qui luttent pour la liberté de pensée et d'expression".

Dans L'affaire journal Tan, pièce en deux actes (soit 9 scènes dans le premier acte et 6 dans le deuxième) le personnage principal est Sabiha Sertel (1895-1968) dont va être revécu le tragique et héroïque combat pour la liberté d'expression. Elle ne le mènera pas seule et sera entourée de nombreux personnages dont son mari Zekeriya Sertel (1890-1980) et le poète Nazin Hikmet (1902-1963).

Dans sa postface Funda Gökgücü rappelle que Sabiha Sertel fut la première femme journaliste turque et la fondatrice de l'imprimerie et du journal Tal (L'aube en français). Elle subit une tentative de lynchage et fut condamnée à un exil durant lequel elle passa plusieurs années en France.

Et Funda Gökgücü de conclure : "Ce présent ouvrage parle de Sabiha Sertel, témoigne d'une période de ses contemporain(e)s qui partagent un destin similaire parmi lesquel(le)s se trouvent les noms les plus précieux du patrimoine intellectuel turc tels que Nazim Hikmet, Abidin Dino, Aziz Nesin, Va-Nü, Ruhi Su, Behice Boran..."

Complément :

mercredi 30 octobre 2024

Le groupe des poètes de Nantes

 Voilà une parution qui fait plaisir à lire. Pour une fois, il ne s'agit pas d'une démarche solitaire, c'est une aventure collective qui est présentée. "Tout cela en ces temps de nausée et d'individualisme où être un poète qui ne parle pas seulement de lui, mais aussi de l'autre, de la vie des arbres, semble un délit" peut-on lire en ouverture.

Cette aventure collective, racontée par Christian Bulting, est une contribution à l'Histoire de la poésie contemporaine. Elle me touche particulièrement car elle s'inscrit dans le courant auquel je me rattache et dans lequel L’École de Rochefort apparaît comme la figure tutélaire.

Je me souviens d'un colloque à Agen, organisé en 1991 pour les cinquante ans de L’École de Rochefort, où ma communication avait pour titre : En aval de Rochefort. Celle-ci s'arrêtait aux années soixante/soixante-dix et montrait comment la génération qui avait suivi celle de Jean Bouhier et de ses amis avait repris à son compte l'héritage tout en le renouvelant.

Christian Bulting va plus loin encore dans le temps en nous présentant un groupe de poètes nés pour la plupart dans les années cinquante. Ils ont pour nom Gilles Pajot, Philippe Gicquel, Christian Bulting, Jean-François Dubois, Jean-Noël Guéno, Françoise Moreau, Patrice Angibaud et Marie Massiot. Certains d'entre eux ne sont hélas plus de ce monde.

Entre Rochefort et eux, s'intercalent des aînés  dont ils sont redevables comme Miche-François Lavaur et sa revue Traces ou Louis Dubost et sa maison d'édition Le Dé bleu. Leur aventure procède de l'amitié et de la solidarité entre poètes. Quand Gilles Pajot disparaîtra prématurément en 1992, ils s'emploieront à continuer de faire paraître ses poèmes.

Comme le dit le texte d'ouverture : "Ce groupe de poètes a réussi merveilleusement le mariage de l'action et du rêve". Leur écriture se fait connaître par des revues qui sont aussi des maisons d'édition et ont pour nom Info/Poésie ou A Contre-Silence.

Ce qui me frappe dans le groupe, c'est son fonctionnement que j'appellerai organique et qui n'a pas encore était contaminé par une prise en charge de la vie poétique par les institutions culturelles. Certes Christian Bulting a été président de La Demeure de René Guy Cadou et secrétaire de la Maison de la poésie de Nantes mais cela n'a pas modifié, me semble-t-il, son rapport à la poésie. 

Une anthologie des poètes cités, réalisée avec Jean-Noël Guéno, complète sa présentation du groupe. Elle illustre bien ces années de création où l'attention à la poésie du quotidien était forte tout comme l'influence de la poésie anglo-saxonne.

Une dernière partie est consacrée aux groupes et aux écoles dans la poésie française avec cette référence à René Guy Cadou qui voyait avant tout Rochefort comme une cour de récréation. Ainsi sont évoqués : La Pléiade, Le Romantisme, Le Parnasse, Le Symbolisme, Le Surréalisme, L’École de Rochefort, L’École de Brive.

Il est toujours difficile de faire des classifications et rattacher tel ou tel poète à une école peut être réducteur. C'est ainsi que personnellement je ne réduirai pas Apollinaire au symbolisme. D'autre part, j'aurais ajouté aux poètes de Rochefort, Michel Manoll, Marcel Béalu et Jean Follain. Quant à Lucien Becker, s'il a participé à la fameuse rencontre du Gué du Loir avec René Guy Cadou, Michel Manoll et Jean Rousselot, il n'a jamais été édité dans les Cahiers de Rochefort.

Mais l'essentiel n'est pas dans ces détails. Il faut remercier les éditeurs de cette revue de nous montrer à travers ce n°42 de Délits d'encre que vivre en poésie est une belle aventure et qu'elle est toujours possible.

Complément :

- Le site de l'éditeur.