Des hauteurs de la Provence s'envolent pensées et créations d'aujourd'hui

samedi 1 août 2020

Confinement à Santa Teresa

J'ai déjà eu dans ce blog l'occasion de parler d'Ivan Frias, médecin et philosophe brésilien. Son pays a été très touché par la pandémie causée par la Covid-19. C'est à Rio de Janeiro, sa ville natale, qu'il a vécu le confinement. Il lui a inspiré le texte que nous présentons aujourd'hui. Celui-ci est précédé par une chronique sur Santa Teresa, le quartier où il habite. Elle prolonge en français Suburbanas Memórias,  un ouvrage récent paru en portugais dans lequel Ivan Frias évoque avec poésie et nostalgie le Rio de son enfance et de sa jeunesse.

SANTA TERESA


"Où est le tramway qui passait par ici ?", Ai-je lu aujourd'hui sur une pancarte accrochée dans la rue d'Orient.
J'y passais presque tous les jours quand je marchais depuis la place du Curvelo jusqu'à la place das Neves. Souvent le tramway arrivait et le conducteur s'arrêtait, une invitation à sauter sur le marche-pied. Je remerciais pour le transport, mais je continuais ma marche. En cours de route, quelque part se trouvait celui qui entretenait les rails. Il portait une boîte avec les outils les plus étranges. Il était infatigable. Et comme il prenait son métier au sérieux ! Je me souviens de son air timide et de son regard serein.
Nous étions dans les années 80. Santa Teresa était un quartier calme et résidentiel. C'était un vrai régal de pouvoir se promener le long de ses pentes et d'observer ses maisons centenaires.
Il y avait des boulangeries, des épiceries, des boucheries,  une mercerie, une quincaillerie, un barbier, des salons de coiffure, des magasins de produits naturels, un grand marché tous les vendredis, une demi-douzaine de bars. Deux hôtels qui accueillaient les divorcés. Des écoles.
Je suis étonné quand je me souviens de tout ce qui n'existe plus. Le quartier a progressivement changé. Les écoles ont fermé. Les rues, sans les enfants, sont devenues plus tristes. Presque tous les commerces du quartier ont disparu et la vie paisible a cessé d'exister.
La violence présente dans toute la ville a grimpé la colline. Et elle a chassé beaucoup de gens, qui sont allés se réfugier dans d'autres quartiers. Les maisons ont été mises en vente et transformées en petits hôtels par leurs nouveaux propriétaires. L'épicerie est devenue un bar, la boulangerie est devenue un bar, la mercerie est devenue un bar. Et les anciens cafés sont maintenant de petites boutiques avec des babioles.
Où est le tram ? Où est la fanfare Bola de Ouro qui accompagnait le groupe de danseurs de frevo (1) Escorrega no trilho (2) ? Ils se produisaient à n'importe quel moment de l'année dans ce temps où il n'y avait pas de carnaval à Santa Teresa.
Aujourd'hui, le quartier est touristique. Des gens arrivent de toutes les parties du monde. On l'appelle le « Montmartre carioca ».
Ça doit être l'enfer de vivre à Montmartre..

(1) - Dance brésilienne.
(2) - Escorrega no trilho : allusion humoristique au fait de glisser en passant sur les rails. 

*
LE CONFINEMENT


La maison aujourd'hui est devenue mon monde. Où mes rêves sont éparpillés. Chacun de ses recoins, chacun des objets qu'elle contient, porte une valeur symbolique. Ils rappellent une ville, un pays, autrefois visités. Des objets qui répondent aux besoins d'un refuge : des meubles fabriqués en bois de toiture et des sols usés par le temps - du bois ancien qui sert aujourd'hui de matériau pour une table, un lit, une armoire. Il y a aussi des objets décoratifs, des tableaux, des statuettes et une bibliothèque. Une maison avec de nombreux livres garde plusieurs petits mondes. Chaque livre est un hôte unique qui porte en lui les idées et les rêves de ses auteurs. À chaque lecture, nous pénétrons les idées et les rêves des autres. Rêver ensemble, entrer dans le rêve de l'autre, c'est voyager dans des mondes inconnus, voyager sans connaître la destination.
Aujourd'hui, la maison est devenue mon monde. Elle abrite toutes mes rêveries présentes et passées. Des rêveries qui naissent de la vision de ces objets symboliques accumulés au fil des années. Des objets qui portent avec eux des images de personnes et de lieux, qui rappellent des parfums et des saveurs ; représentations de désirs, de projets de vie.
La maison aujourd'hui est mon monde. Monde qui refait surface dans le confinement et qui renferme une dimension de liberté. La liberté de prendre possession du temps et de l'espace où la vie se réalise. Et dans le quotidien des petites choses, la vie simple gagne à nouveau en importance. Il faut alors sauver le savoir hérité de nos aïeux, et reconstruire le monde dans l'espace restreint du refuge.

La ville est morte !
                                          Rio de Janeiro, le 30 avril 2020
                                                           Ivan Frias