Des hauteurs de la Provence s'envolent pensées et créations d'aujourd'hui

samedi 31 octobre 2015

Un poème de Jacques Taurand

Il y a presque un an, nous évoquions dans ce blog le souvenir de Jacques Taurand. Voici aujourd'hui un poème de son dernier recueil Une voix plus lointaine. Dans sa préface, Jean Chatard écrit : "Jacques Taurand apprivoise les mots de tous les jours pour élargir l'espace et dénouer la nuit qui attend chacun de nous à la croisée des matins pâles." Plus loin à propos de quelques vers qu'il a choisis du poète, il a ce commentaire: "Confidence bouleversante que ce "beau voyage" d'un homme prisonnier de la maladie, faisant le compte des êtres qui lui sont chers et leur offrant les pépites d'une œuvre pathétique." Voici pour continuer celle que nous avons retenue.


RIEN

Rien à l'horizon
qu'un vague parfum d'automne
ce fouillis de feuilles sèches
On passe étranger à soi-même
dans la nouvelle vêture
que démaillent les heures

Rien à l'horizon
les images d'un passé
que décompose le temps
Le chemin de l'habitude
où le cœur bat sa mesure
La corniche d'un nuage
où s'appuie le regard

Rien à l'horizon
Le vide est joyeux
où s'engouffre la vie
Cette journée de Terre
n'a nul besoin d'espoir
Ici est l'au-delà
tangible jouissance

Rien à l'horizon
qu'une silhouette démâtée
qui va l'amble
la lumière d'une autre saison
et le secret voyage des choses
Prendre place à bord de l'oubli
laissant se déliter
cet éboulis de mots

Tout est à l'horizon
enfin
l'espace où l'on se noie.

Jacques Taurand




samedi 24 octobre 2015

Le souvenir de René Char

L'audiovisuel vient de temps à autre illustrer notre propos sur la poésie. C'est ainsi que des films et documentaires ont été déjà présentés cette année sur Stéphane Mallarmé et Jacques Audiberti. Aujourd'hui voici deux documents sur René Char dont la figure ne cesse de s'élever au dessus de la poésie contemporaine. Nous avons changé de siècle mais ses écrits continuent de travailler en profondeur dans notre conscience et notre imaginaire.


Pour compléter ce portrait voici une lecture des poèmes de René Char par Laurent Terzieff qui demeure lui-aussi la figure du comédien exigeant, refusant les concessions, pour servir au plus haut son art.


samedi 17 octobre 2015

Hommage à François Dagognet

C'est avec beaucoup d'émotion que j'ai appris la mort début octobre de François Dagognet. C'est en suivant le chemin de Gaston Bachelard que j'avais été amené à le rencontrer. Plus précisément c'est grâce à la philosophe brésilienne Marly Bulcão que j'avais pu faire sa connaissance. François Dagognet m'a fait l'amitié de préfacer mon livre de poèmes Mémoire sans tain. Il a aussi aimablement répondu à mes questions pour l'entretien qui figure dans le livre que lui a consacré au Brésil Marly Bulcão : O gozo do conhecimento e da imaginação / François Dagognet diante da ciência e da arte contemprânea. Pour l'occasion Jacques Basse avait même fait le portrait du philosophe.


L'entretien a été publié en langue portugaise, en voici un extrait dans sa version française qui permettra une première approche de cette grande figure de la philosophie française :

Jean-Luc POULIQUEN : François Dagognet, vous avez vous-même eu l’occasion de le souligner, ce que les philosophes peuvent nous dire de leur vie, est un  précieux accompagnement de leur œuvre. C’est sur ce terrain personnel que je souhaiterais vous conduire au travers de ces quelques questions et je vous remercie par avance de vous prêter au jeu. Accepteriez-vous pour commencer d’évoquer votre enfance et votre milieu familial ?

François DAGOGNET :
S’il faut parler du passé, je m’accorderai à votre souhait, encore que j’attache peu d’importance à ce rappel. J’appartenais à une famille modeste (le mot est faible). L’essentiel consistait à obtenir le CEP (le Certificat d’Études Primaires). Comme on ne pouvait pas entrer dans le Monde du travail, à cette époque, avant 14 ans, le Maître de cette école (dite libre)1 vous occupait, plus qu’il n’enseignait. Après quoi, on apprenait un métier, il suffisait de trouver un artisan local qui vous embauchait comme stagiaire.

J-L P : Un parcours qui ne devait pas être le vôtre. Quand et de quelle manière la philosophie a fait son entrée dans votre existence ?


F D : A 14 ans, sauvé par une personne de ma parenté, j’ai essayé de rattraper mon retard (scolaire) sans y parvenir. N’ayant jamais été dans un Collège ou un Lycée, j’ai pu cependant entrer dans une École, de la troisième finissante à la terminale. Cette École (St François) m’avait admis, malgré mes débuts difficiles.
J’ai échoué nettement au Baccalauréat (dite 1ère partie). Je n’ai pu l’obtenir qu’à la session de septembre. Pourquoi – en vue du Baccalauréat deuxième partie ( à l’époque, deux Baccalauréats) – avoir choisi la philosophie ? C’était la première fois que j’entrais dans une discipline sans retard, à l’égal de mes camarades d’école.

J-L P : Quelle forme a pris ce premier contact avec la discipline ?


F D : La philosophie enseignée puisait dans le fond de la Chrétienté. Celui qui nous initiait à la philosophie était un prêtre : il célébrait le devoir, la justice, la responsabilité, la faute, etc. Il reste encore des traces de ce programme. On ignorait tout, là où je me trouvais, des Mouvements théoriques majeurs (ni Marx, ni Freud).

J-L P : Comment représenteriez-vous le paysage philosophique français au moment où vous-même avez commencé à l’approcher ?


F D : Il s’est divisé en plusieurs territoires : la philosophie analytique (le Monde anglo-saxon) – les héritiers d’Heidegger – en France, l’École Bachelardienne ou encore le « personnalisme ». Je triche un peu car ces tendances se sont surtout développées après la Seconde guerre mondiale. Inutile d’ajouter qu’en France le Bachelardisme l’a emporté, encore que, de nos jours il soit probablement en régression. Il faut encore noter que la philosophie, en France, a été vouée à l’Histoire de la Philosophie, indispensable comme propédeutique.

J-L P : De tous ces territoires, c’est le Bachelardisme qui a eu votre préférence.


F D : L’irremplaçable – avec le Bachelardisme – vient, pour l’essentiel, de ce que la philosophie travaille sur un territoire ou un fragment du réel (le droit, le langage, la vie, la physique, la technique, l’art, le Politique, etc.). Une part de l’attrait pour la philosophie vient de ce que – d’un côté, s’exerce la réflexion, de l’autre côté, elle porte sur un « objet » défini. On récolte à la fois la chose et les idées qu’elle suscite. Le Bachelardisme a illustré cette attitude. Il ne s’est pas perdu dans les spéculations déracinées, il a joint les deux – aussi bien la physicochimie que l’inspiration poétique – avec la théorie qui les éclairait. Il s’est gardé, dans ce que l’on nomme l’épistémologie, de suivre l’histoire ou l’évolution, mais il devait soutenir la conception de la « rupture ». Le nouveau ne dépend pas de l’ancien, il rompt avec lui.

J-L P : Ce nouveau a eu aussi ses préférences pour se manifester.


F D :  Le Bachelardisme a évidemment illustré et surtout renouvelé tant le courant épistémologique que le poétique. D’abord, - pour tous les deux – il a usé de l’outil psychanalytique qu’il aménagea. Ainsi, dans La Formation de l’Esprit Scientifique, le philosophe nous plonge dans les forces vives de l’inconscient qui inspirent des conclusions psychologisées. En ce qui concerne les images, il ne s’est pas contenté de les évoquer, il a cherché à les éclairer (grâce à un dynamisme qui nous éloigne du statisme académique). Mais surtout le Bachelardisme a brillé par ses réussites de la systématique : touchant les images, il a essayé d’en reconstituer l’ensemble. Il ne les retient pas « une à une » mais il s’aide de règles opérationnelles grâce auxquelles il peut les saisir toutes. Dans le domaine scientifique, il en va de même : Le Pluralisme cohérent de la chimie moderne en fournit un bel exemple. Le souci de l’extrême synthèse donne à sa philosophie un tour particulièrement enlevé et toujours, - la joie et le bonheur de la totalité.

J-L P : Vos affinités avec le Bachelardisme ne sont pas seulement intellectuelles. Vous avez été aussi un proche de Gaston Bachelard. Auriez-vous un souvenir particulier à nous raconter à son sujet ?


F D : Un souvenir particulier ou plutôt une situation singulière. Ce n’est donc pas sur un souvenir que je m’arrête mais j’évoque une situation passablement triste. Comme vous le savez, je possède plus d’une centaine de lettres car nous correspondions assez régulièrement (une lettre tous les quinze jours). A la fin, G. Bachelard était malade mais il continua à répondre à mes lettres et toujours à écrire. Dans les derniers mois, son écriture était tellement déformée qu’on ne pouvait plus apercevoir la moindre lettre. Message étrange : le philosophe qui écrit encore ne peut pas observer qu’il tombe dans un non-langage. C’est un document sur son courage, son énergie. Il résiste. Un tel document ne peut laisser indifférent ou froid. C’est un naufrage mais, en même temps, celui qui s’en va se crispe et s’accroche à des mots méconnaissables.

J-L P : Comme celle de Bachelard votre réflexion couvre à la fois les domaines de l’activité scientifique et de la création littéraire et artistique.


F D : Vous m’amenez – sur la fameuse dualité (Science, Art) à des remarques sans doute fort discutables. Bachelard n’a pas creusé le fossé entre les deux directions de son œuvre, au contraire. L’Art se rapproche de la Science en ce que, comme celle-ci, il est attaché à la Matérialité. Cette dernière est méconnue, tant nous sommes envahis par ce que nous voyons. L’art va remonter à la surface le fond inaccessible ; il nous proposera aussi (les Installations) un ensemble plus ou moins catégoriel, - (insolite, original) de lignes, de plans, de couleurs. L’Art parvient ainsi à capter quelques effets d’énergies invisibles – (la capillarité, le mou, l’équivocité de l’entre-deux, etc.) Si la science prime le quantitatif – l’Art s’en tient au qualitatif. Dans le Bachelardisme, la Matérialité a servi de guide, de synthèse. Nous la retrouverons justement aussi bien dans un des territoires que dans l’autre. Cristo, pour donner un exemple, a caché le pont, il l’a enrobé – mais il a ensuite réveillé. Il voulait par là, nous déshabituer : nous verrons autrement ce qu’il nous a donné à voir désormais. Après la perte ou le retrait, la résurrection.

(Avallon, 2008)

Compléments : 
- Le livre de Marly Bulcão sur le site de l'éditeur.
- Le portrait de François Dagognet par Jacques Basse. 
- François Dagognet dans l'émission "Des mots de minuit".

samedi 10 octobre 2015

Guy Bellay / Daniel Biga

Il y a quelques jours nous apprenions la mort de Guy Bellay qui était un poète discret et dont les apparitions étaient très rares sur la scène littéraire. Une longue amitié le liait à Daniel Biga et c'est par lui que j'ai été amené à lire ses poèmes. La revue Chorus animé par Franck Venaille entre 1962 et 1965 leur avait permis de se connaître. Dans Sur la page chaque jour Daniel Biga écrit à propos des poètes de Chorus : "Il y avait une sorte d'analogie entre ce que je pouvais écrire, ce qu'écrivaient Pierre Tilman, Franck Venaille, Guy Bellay, Pierre Della Faille en poésie, les romans de Claude Delmas alors et le travail d'abord pictural de Jacques Monory, de Peter Klasen ou de Jean-Pierre Le Boul'ch. Nos collages littéraires avaient leurs correspondances dans leurs collages d'images".


En 2013, Daniel Biga a fait paraître aux éditions Gros Textes sous le titre La Séparation un ensemble en prose écrit entre 1970 et 2000. La quatrième de couverture reprend les lignes suivantes de Guy Bellay : "Octobre 1966. Les poèmes de Daniel Biga entrent dans la poésie comme des frères mendiants insolents dans un Négresco ; désordonnés, écorchés, violents, désespérés, enfantins, jouisseurs, impudiques, tendres - avec déjà, ce plaisir de l'étreinte énumérative que je leur emprunte.
Juillet 1967. J'attends leur auteur dans une ferme abandonnée des Alpes. Je vois grimper, à travers la prairie en pente, un homme ni plus large ni plus hardi ni autrement vêtu qu'un autre. Un coin de table suffit à son sac. Trois mètres carrés pour sa canadienne. Et la crainte de gêner.
Juin 1999. Je contresigne : frère Daniel inchangé."

Compléments :
- Guy Bellay sur le site Mobilis.
- La Séparation sur le site de l'éditeur.

samedi 3 octobre 2015

Un poème d'Andrea Genovese

Andrea Genovese avait été accueilli dans ce blog tout au long du mois de novembre 2013. Pour continuer à cheminer avec lui, voici un poème extrait de son livre Idylles de Messine paru en 1986 aux éditions Traitements de Textes à Lyon. Le titre est emprunté à Nietzsche, au seul recueil de poèmes qu'il écrivit en dehors de ses aphorismes. Le philosophe avait séjourné à Messine de la fin mars au 20 avril 1882. "Qui, sinon un Messinais véritable, pouvait se croire autorisé à un pareil plagiat" nous dit le texte de quatrième de couverture en poursuivant : "Messine, ville du détroit, portus et porta Siciliae pour les Romains, Zanclès (faucille) pour les grecs à cause de la singulière conformation de son port naturel, Messine, mère et marraine, n'est qu'une lame tranchante, énigme et rendez-vous".


Des mots ont migré vers moi
du fond des âges
en gardant leurs mirages
et leur violence

Ils ont déferlé
conquis des terres
fondé des colonies

Ma langue
n'est qu'un métissage
de sales gueules

Mon écriture étalée
sur les tablettes d'argile
des ordinateurs
est grossièrement barbare

Andrea Genovese 

 Régulièrement l'auteur propose un journal de poésie et d'humeur qui s'intitule Belvedere où il rend compte de sa perception de la marche du monde ainsi que de l'actualité culturelle.