Des hauteurs de la Provence s'envolent pensées et créations d'aujourd'hui

samedi 2 mars 2013

Les Carnets d'Anjum Hasan

Je suis reconnaissant à Jean Poncet de m'avoir fait parvenir le recueil d'Anjum Hasan Carnets de Bangalore qu'il a traduit de l'anglais. Il nous permet ainsi de découvrir la poésie d'une jeune indienne au moment où nous sommes encore tous sous le choc du terrible drame qui a touché une de ses compatriotes, à New Delhi le 16 décembre dernier, et qui a secoué l'opinion mondiale tout entière.Voici comment Jean Poncet présente l'auteure en quatrième de couverture :


La poésie indienne en langue anglaise, née bien avant l’indépendance de ce pays en 1947, n’a pas cessé après l’advenue de celle-ci, même si la critique littéraire locale a tendance à la considérer comme un genre marginal et si d’aucuns soulignent leur défiance idéologique à l’égard de ce qu’ils considèrent toujours comme la langue de la colonisation. Pourtant, dans un pays qui reconnaît officiellement vingt-deux langues nationales, l’anglais, outre qu’il est, à côté du hindi, la « langue associée » de l’administration centrale, constitue une forme de lingua franca, du moins pour la part la plus cultivée de la population, et les traductions en anglais demeurent le meilleur moyen de faire connaître, en Inde même, l’immense diversité de la littérature nationale. Dès lors il apparaît parfaitement légitime de voir l’anglais comme une autre des langues du pays. Dans ce contexte, la poésie indienne de langue anglaise fait preuve d’une vitalité bien réelle qu’atteste un nombre croissant d’anthologies – plus nombreuses, il est vrai, du moins en Europe, que la publication de recueils individuels. Si les styles expressifs et les thèmes sont extrêmement variés, il s’agit essentiellement d’une poésie urbaine qui ne se dilue nullement dans quelque vague cosmopolitisme mais, au contraire, s’ancre délibérément dans un quotidien spécifiquement indien, ouvrant au lecteur une fenêtre significative sur l’Inde contemporaine.

Agée de 40 ans, Anjum Hasan appartient à la dernière génération des écrivains indiens de langue anglaise et la source essentielle de son inspiration réside dans son attachement aux lieux : celui qu’elle habite – Bangalore, la capitale de l’État de Karnataka, au Sud de l’Inde, pôle scientifique et technologique d’importance mondiale – comme celui dont elle conserve l’inassouvissable nostalgie – Shillong, où elle est née, capitale du Meghalaya, sur les hauts plateaux de l’extrême Nord-Est. Poète du « voir », s’attachant à l’observation physique et détaillé du réel, elle donne du sens au quotidien en apparence le plus banal, en somme le plus « vrai ».

Carnets de Bangalore est la première œuvre d’Anjum Hasan traduite et publiée en français. Ces poèmes ont, par ailleurs, servi de trame à la création chorégraphique interactive Bangalore Fictions des artistes Nicole et Norbert Corsino, présentée sur tablette numérique et en installation grand format dans le cadre du festival Bonjour India, à New Dehli, Ahmedabad et Bangalore, en février et mars 2013.                 
                                                                           Jean Poncet


Poursuivons maintenant avec quelques extraits des Carnets de Bangalore :

Six 

 You think everyone lives unique lives and the mystery of the human heart can never be fully penetrated but listen again. I wake up and someone’s going on in the lane in a Bhojpuri accent ‘Pandrah hazaar . . . pandrah hazaar’. When I step out my mobile phone neighbour who always talks in the percentages is leaning on his gate and talking in percentages. When I get on the bus, a girl keeps shifting around her baby under a big fleece jacket to disguise the fact that she’s got her fingers in my handbag. I try to overtake three rapid women in burqas before me and all I hear are the figures. Unees lakh . . . solah lakh . . . teen lakh. It all adds up. Someone calls me. Tax saving platinum card credit insurance valued customer offer and I put the phone down. It rings again. It says six hundred rupees will cover a day’s mealsYou think everyone lives unique lives and the mystery of the human heart can never be fully penetrated but listen again. I wake up and someone’s going on in the lane in a Bhojpuri accent ‘Pandrah hazaar . . . pandrah hazaar’. When I step out my mobile phone neighbour who always talks in the percentages is leaning on his gate and talking in percentages. When I get on the bus, a girl keeps shifting around her baby under a big fleece jacket to disguise the fact that she’s got her fingers in my handbag. I try to overtake three rapid women in burqas before me and all I hear are the figures. Unees lakh . . . solah lakh . . . teen lakh. It all adds up. Someone calls me. Tax saving platinum card credit insurance valued customer offer and I put the phone down. It rings again. It says six hundred rupees will cover a day’s meals for 50 orphans. I make my way down Cunningham Road and a student looking girl hands me a form. Something to do with cancer care. ‘It’s up to you, how much you want to give.’ I give her a hundred bucks and feel stupid. If I’d given her more or nothing, I’d have felt stupid, or at least that’s how I justify it to myself. She tells me their office is just down the road but down the road all I find is a construction site. One uncle gives me this for perspective: when he came to Bangalore in 1957 he paid five rupees a month for a shared room in Malleswaram. The taxi-driver says, ‘Everything depends on the M factor’ and I ask, foolishly, ‘M Factor?’ A youth called Naresh comes to collect the money for the orphans. Hair dyed russet, dot of kumkum from the temple, stylishly tied nylon scarf. ‘I’m just a volunteer at the orphanage. The rest of the time I’m a collection agent for a bank.’ It’s Christmas. I go for a walk. A girl holding aloft a cake box says suddenly into her phone ‘Why am I talking to you?’ And the person at the other ends whispers loud enough for the city to hear, ‘For money.

On croit que chaque vie est unique et qu’il est impossible de jamais totalement pénétrer le mystère du cœur humain. Et pourtant. Je m’éveille et quelqu’un dans la rue crie avec un accent de Bhojpuri « Quinze mille… quinze mille. » Lorsque je sors, mon voisin qui parle toujours en pourcentages sur son téléphone portable est appuyé à sa porte et parle en pourcentages. Lorsque je monte dans le bus, une fille ne cesse de tripoter son bébé sous un épais manteau molletonné pour dissimuler le fait que sa main est plongée dans mon sac. J’essaie de dépasser trois femmes en burqa qui marchent devant moi d’un pas rapide et tout ce que j’entends, ce sont les chiffres. Un million neuf cent mille… un million six cent mille… trois cent mille. Le compte est bon. Quelqu’un m’appelle. Économies d’impôt carte platine crédit assurance chère cliente, je raccroche. Le téléphone sonne de nouveau. On me dit que six cents roupies suffisent pour nourrir 50 orphelins pendant un jour. Je me fraie un chemin dans Cunningham Road et une fille qui a l’air d’une étudiante me tend un prospectus. Un truc sur le cancer. « Vous donnez ce que vous voulez. » Je lui donne cent balles et me sens ridicule. Si je lui avais donné plus ou rien du tout, je me serais sentie ridicule, c’est du moins comme ça que je me justifie. Elle me dit que leurs bureaux sont juste au bout de la rue, mais au bout de la rue je tombe sur un chantier. Un oncle relativise les choses en me racontant : quand il est arrivé à Bangalore en 1957, il payait cinq roupies par mois pour une chambre à partager en banlieue, à Malleswaram. Le chauffeur de taxi dit : « Tout dépend du facteur F » et, comme une idiote, je lui demande : « Le facteur F ? » Un jeune homme du nom de Naresh vient collecter l’argent pour les orphelins. Cheveux teints en roux, marque de kumkum sur le front apposée au temple, foulard de nylon noué avec recherche. « À l’orphelinat je ne fais que du volontariat. Le reste du temps je travaille comme recouvreur de dettes pour une banque. » C’est Noël. Je vais me promener. Une fille brandissant une boîte de gâteaux déclare soudain au téléphone : « Mais pourquoi est-ce que je te parle ? » Et la personne à l’autre bout du fil chuchote suffisamment haut pour que la ville entière l’entende : « Pour le fric. »

Height

There is the past and then there is how we think about the past.

One man tells me: In the old days we’d see snakes here. The other man tells me: When I was a child, out early on my way to school, I’d go past fields of sunflowers where the shops are now. In the mud between the flowers, I’d spot tracks left by cobras.

One man tells me: There were hardly any people living here and just two buses a day. The other man tells me: There was the village of Geddalahalli and then nothing. The next settlement was Nagashettyhalli. On a summer day, if you saw clouds of dust in the far distance, you knew it was the bus.

One man tells me: I came here to work and in 50 years I moved from clerk to deputy chief. The other man says: To improve my English I used to cycle furiously after school to Blue Diamond to catch the 3.30 show of a Charles Bronson or Mel Brooks film. But I couldn’t understand the accents; I didn’t know why people were laughing. The next day, I’d watch the same film again and this time make sure to laugh at the right scenes before anyone else could.

The past could be a frayed sheet of paper whose fading words you read out again and again even though you and everyone else already knows them by heart. The past could be a sail that you fill with the wind of your lungs so that it moves you forward into freedom.


Il y a le passé et il y a la façon dont on voit le passé.

Un homme dit : Dans le temps on voyait des serpents ici. L’autre dit : Quand j’étais petit, le matin en allant à l’école, je longeais des champs de tournesol là où il y a ces magasins maintenant. Dans la boue entre les fleurs, je voyais des traces de cobras.

Un homme dit : Il n’y avait presque personne qui habitait ici et seulement deux bus par jour. L’autre dit : Il y avait le village de Gedalahalli et puis plus rien. Le hameau d’après était Nagashettyhalli. En été, si on voyait un nuage de poussière au loin, on savait que c’était le car.

Un homme dit : Je suis venu ici pour travailler et en 50 ans je suis passé de commis à sous-directeur. L’autre dit : Pour améliorer mon anglais, je partais de l’école en pédalant comme un fou et j’allais au Blue Diamond voir un film de Charles Bronson ou de Mel Brooks à la séance de 3h30. Mais je ne comprenais pas leur accent, je ne savais pas pourquoi les gens riaient. Le lendemain, j’allais revoir le même film et je m’arrangeais pour rire au bon moment avant tout le monde.

Le passé peut être une vieille feuille de papier toute froissée sur laquelle on relit sans cesse les mêmes mots jaunissants alors même qu’on les connaît par cœur, et tous ceux à qui on les a déjà racontés. Le passé peut aussi être une voile qu’on gonfle du souffle de ses poumons pour qu’elle nous emporte vers la liberté.

(Poèmes de Anjum Hasan, traduction de Jean Poncet)

Compléments :
- les photographies sont de  Madhu Kapparath
- le site des éditions Encres Vives


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