Des hauteurs de la Provence s'envolent pensées et créations d'aujourd'hui

samedi 31 décembre 2011

L'énigme de l'abbé Fouré

Pour terminer cette année 2011, tout au long de laquelle nous aurons voyagé dans la création contemporaine, voici un texte de Michel Capmal, un familier de ce blog, qui est à la fois une présentation d'un artiste singulier, à la charnière du dix-neuvième et du vingtième siècle, et une méditation sur l'art, les énergies secrètes et les chemins mystérieux qui y conduisent.


C’est vers la fin de l’hiver dernier, lors d’un séjour à Saint-Malo que je découvris les rochers sculptés de Rothéneuf. J’en connaissais l’existence par ouï-dire ou bien de rares photographies. Ce jour-là, ciel couvert et marée basse, nous n’étions qu’une poignée de visiteurs accueillis par un silence de bout du monde. Les conditions de la rencontre d’un telle oeuvre aussi insolite qu’exceptionnelle, surtout après une longue promenade sur la plage, étaient donc plutôt favorables.

Le soir même, je voulus envoyer un message à quelques amis parisiens exprimant mon émotion admirative. Mais voilà qu’un cafouillage avec la connexion internet locale ne m’autorisa pas à atteindre les destinataires ; ou un seul d’entre eux peut-être ? J’ai gardé en mémoire la phrase suivante écrite dans un état de légitime fureur : Les affairistes de l’art contemporain devraient se prosterner devant une telle œuvre avant de rentrer définitivement sous terre ! Mais qui donc veut encore ignorer que « ce qui porte le nom d’art contemporain est un composé de publicité, de finances spéculatives et de bureaucratie culturelle » ? (Jaime Semprun : fragments retrouvés). Par contre, on peut "classer" tout naturellement les rochers sculptés de Rothéneuf dans la catégorie Art brut qui est bien plus estimable que l’art dit contemporain. Cependant, l’Art brut qui détient souvent un réel pouvoir de fascination est confronté lui aussi, ayant accédé à la reconnaissance officielle, au péril majeur de notre époque : la dévoration marchande avec les inévitables altérations et falsifications qui lui sont inhérentes.

L’homme qui nous a laissé cette œuvre monumentale était l’abbé Fouré, 1839-1910, personnage hors norme ; comme l’ont été parfois certains curés bretons. Citons l’abbé Gillard qui fut recteur de l’église de Tréhorenteuc, dans la forêt de Brocéliande, et dont la décoration est consacrée aux Chevaliers de la Table Ronde. (cf. la revue Empreintes n°13).

Alors, imaginons cet homme sur son promontoire rocheux, ses outils à la main, non pas en soutane mais dans une tenue de corsaire, voire de pirate. Un homme hanté et enfermé dans une extrême solitude. Ne serait-il pas une figure éloquente du travail de détournement de la castration religieuse au service de la volonté créatrice. (Que l’on veuille bien noter que je n’ai pas écrit "sublimation"). Une figure héroïque et singulière qui a surmonté son "handicap", sans subventions de l’État, mais en tirant du meilleur de lui-même l’énergie spirituelle autant qu’organique sans laquelle rien n’aurait pu voir le jour. En effet, quelle volonté, quel désir, quelle nécessité intérieure a pu animer ce solitaire, rendu sourd et muet à l’âge de 55 ans par on ne sait quelle malédiction, pour entreprendre un tel chantier ?

Voici, en 300 personnages répartis sur 500 m2, l’entière saga de la redoutable famille Rothéneuf et de leurs alliés ; des marins hallucinés, pirates impavides et implacables, tous survivant pour l’éternité dans le granit breton et le flux et reflux de l’océan. Des contrebandiers, trafiquants et guerriers ne connaissant que leur propre parti qui dominèrent la côte un siècle durant. « Flèches des flots » ainsi s’appelait leur flottille, constituée de plusieurs galères ; une petite armada paraît-il invincible. Et parmi les noms ou surnoms (apparaissant au large ou en basse mer) de ce formidable gang de têtes brûlées, on doit citer Gargantua, le commandant de la flotte, et quelques autres : La Bigne, Le Grand Chevreuil, La Goule, Le Grand Pointu, Job dit « Vive la Joie », Lucifer, L’Ours, Le Guemereux dit « Le Fakir », Crésus, La Buse, et ainsi de suite. Mais à travers ces personnages qui se sont, ou se seraient, épanouis vers le milieu du XVI° siècle, accompagnés de créatures radicalement infernales, c’est encore les forces vives du moyen âge (cf : les gargouilles et autres entités horrifiques ou angéliques de N.D de Paris) et tout le paganisme qui a souterrainement survécu à la christianisation qui nous donnent rendez-vous à Rothéneuf, sur la côte d’émeraude. Et cela grâce au génie obstiné de l’abbé Fouré.

L’abbé Fouré est, de toute évidence, un proche cousin du célébrissime Facteur Cheval qui réalisa son Palais Idéal de 1879 à 1912. L’abbé, lui, oeuvra de 1894 à 1910. Avec ce parallélisme temporel, on peut se figurer ces deux hommes au travail pendant, par exemple, l’année 1900. Tous deux solitaires obstinés, arc-boutés, et habités, l’un à Hauterives dans la Drôme, l’autre face à l’océan donnant forme à son rêve ou son navire de pierre. 1900, l’année de la mort de Nietzsche. Mais l’abbé Fouré a aussi bien sûr été le contemporain des symbolistes, d’Odilon Redon, de Guy de Maupassant, de Stéphane Mallarmé, d’Alfred Jarry, et on peut ajouter Rimbaud, Lautréamont, et même Victor Hugo, et quelques autres de ces « horribles travailleurs » fin de siècle et précurseurs et annonciateurs d’une certaine modernité, pour reprendre les termes de l’auteur de Une saison en enfer dans sa fameuse Lettre du voyant.

Que les personnages des rochers sculptés de Rothéneuf soient historiquement « vrais » ou bien fictifs, que l’abbé ait voulu illustrer une certaine idéologie qu’en savons-nous exactement ? Ce qui importe c’est la puissance d’évocation de forces telluriques, élémentaires, océaniques encore agissante en ce début de XXI° siècle. Comme sont encore agissants -espérons-le !- Rimbaud, Jarry, Lautréamont. Quelque chose d’un monde autre nous attend en ce lieu des limites et des confins. Cependant, pour approcher une telle œuvre, eh bien il faut « la mériter » comme au temps des cathédrales, et s’extirper de son regard de consommateur de sites touristiques, aussi « insolites » soient-ils, ou pire encore de Disneylands ! Et autant que possible, retrouver le grand silence dans lequel a vécu et œuvré Adolphe Julien Fouéré, dit l’abbé Fouré, dit l’ermite. Et nous aurons (peut-être) la clef de l’énigme si la visite se poursuit spirituellement du côté de l’alchimie.

Michel Capmal
4 octobre 2011.






samedi 24 décembre 2011

L'herbier de Jean-Marie Petit

En cette veille de Noël, voici un poème de Jean-Marie Petit qui est toujours le bienvenu dans ce blog. Ce poème s'intitule Tilleul, il est extrait de son dernier recueil Erbari/Herbier paru l'été dernier aux éditions Jorn.

Telh

N'
avèm plantat dos rengas
a l'esplanada de Clapièrs

en omenatge a Josèp de Pieussa
es l'alèia Deltelh...
S'i cròsan de Francescs d'Assisi
de Joanas d'Arc de Dòms Joans
de Jèsus II de Jèsus III de Jèsus IV
plen d'abelhas
sul flume Amor.
I fasèm la fèsta del fòls
quand ne vira
abans de n'acampar
de flor de patz
a la tisana rossa.



Tilleul

Nous en avons planté deux allées
à l'Esplanade de Clapiers
en hommage à Joseph de Pieusse
c'est l'allée Delteil...
On y croise des François d'Assise
des Jeanne d'Arc des Dom Juan
des Jésus II des Jésus III des Jésus IV
pleins d'Abeilles
sur le fleuve Amour.
Nous y faisons la fête des fous
à l'occasion
avant d'en ramasser
la fleur de paix
à la tisane rouge.

Jean-Marie Petit


Complément :

- le livre sur le site des éditions Jorn


samedi 17 décembre 2011

Lire et relire Bachelard - IV

Voici aujourd'hui une présentation du livre qui est à l'origine de cette série de chroniques. C'est en effet lorsqu'elle était en résidence à Rentilly que Françoise Ascal m'avait amené à parler de Gaston Bachelard dont elle avait fait l'axe de lecture autour duquel s'était organisé son séjour. Durant celui-ci, elle a elle-même consigné ce que l'oeuvre du philosophe champenois lui avait inspiré. Il en a résulté un journal mêlant méditation et poésie. De cette confrontation entre son expérience et une oeuvre rattachée à une époque que le monde contemporain tente de balayer - à laquelle se sont rajoutés des éléments apportés par des auteurs et des artistes qui ont nourris et nourrissent encore le parcours de Françoise Ascal (comme par exemple Albert camus, Pierre Bergougnioux, Charles Juliet ou Christian Boltanski) - est né un ouvrage riche et dense qui nous plonge au coeur des interrogations d'aujourd'hui.


Il est intéressant - et nous pouvons le faire au travers de cette série de chroniques - de voir ce qui différencie un poète d'un philosophe dans sa lecture de Bachelard. La lecture de Michel Capmal ou de Françoise Ascal, tous les deux poètes, sera différente de celle de Marly Bulcão qui est philosophe. Pour cette dernière, elle sera opératoire, elle sera attentive aux concepts forgés par Gaston Bachelard pour poursuivre la réflexion sur la science ou l'imagination. Pour les deux premiers, elle sera plus liée aux intuitions qui s'en dégagent afin de mieux orienter la rêverie et l'écriture.
Profondément attachée à la terre, à la relation forte avec le monde qui en découle, Françoise Ascal ressent comme une perte, cette montée du virtuel qui envahit peu à peu des pans entiers de nos existences. Elle a et aura des conséquences sur la poésie elle-même car elle risque de la mettre en danger, si nous ne gardons pas en nous l'attitude bachelardienne qui nous relie à des énergies primordiales dont nous ne pouvons nous passer pour donner de la force aux mots et aux images.
Pour conclure, je propose cet extrait du livre qui nous en donnera l'orientation et je l'espère l'envie de le lire tout entier : "En France, aujourd'hui, nombreux sont les poètes qui cultivent une langue volontairement neutre, se défient des adjectifs et des images. Ce n'est pas ma voie, non par souci de résistance, mais par nécessité intime. Ce vocabulaire que je m'efforce de rendre aussi précis que possible est celui d'une conquête. Appropriation d'une langue manquante, trouée dès l'origine par la pauvreté et le silence des miens.
Chaque mot gagné sur l'ordinaire de l'enfance ouvrait une fenêtre, accroissait l'espace et la conscience. Ainsi, leçon merveilleuse furent les mots de métiers utilisés par mes parents, échappant à l'étroitesse ambiante : le vocabulaire de la couture, des tissus, des modes de façonnage, celui du jardinage, des techniques et outils, celui des variétés de fruits et légumes. C'est par là que la poésie est entrée en moi, à mon insu, et au leur."


Complément :

- le livre sur le site de l'éditeur avec une vidéo sur l'auteur