Nous avons toujours prêté attention aux conditions de diffusion de la poésie. En 2015, nous avons terminé l'année par une présentation des Éditions Corps Puce. Une des chroniques les plus lues de ce blog s'intitule La place du libraire. Nous n'avions pas manqué aussi en mars 2010 de rendre hommage à René Rougerie qui venait de disparaître. Il reste un modèle et une référence pour ce qui concerne l'édition de poésie. Dans un livre paru en 1985 qui s'intitulait La fête des ânes ou la mise à mort du livre il fut l'un des premiers à dénoncer les dérives d'un système culturel qui se mettait en place et dans lequel l'édition indépendante au service d'une création littéraire véritablement novatrice risquait d'être remise en cause. C'est aujourd'hui Marie-Josée Christien, poète et responsable de la revue Spered Gouez/L'esprit sauvage qui reprend ce combat. Nous sommes heureux de lui faire écho en reproduisant l'éditorial qu'elle vient d'écrire pour le n°21 de sa publication.
Une économie de proximité
Les « missionnés » à nos frais des CNL, CRL et DRAC, croyant être à la page de notre époque mondialisée, ne jurent que par le productif et par « l’industrie du livre » dont les éditeurs sont avant tout des managers. Sans avancer d’études précises, ils ne manquent pas de souligner le peu de poids économique de ce qu’on nomme, faute de mieux, la petite édition indépendante. C’est l’argument servi pour justifier que les aides publiques soient octroyées aux seuls « acteurs » de poids dans la chaîne du livre, dont la concentration est croissante. Il y a quelques années, la petite édition avait encore droit à quelques miettes. Aujourd’hui, elle est totalement exclue de l’attention des pouvoirs publiques.
Il est vrai qu’il est difficile d’avoir les chiffres précis d’un secteur éditorial constitué souvent d’associations et de petites unités artisanales à taille humaine dont la raison d’être est le refus de la marchandisation de leur production. N’est en effet visible que la partie qui immerge de l’iceberg, c’est-à-dire les livres qui passent par les circuits de distribution. Ne sont ainsi jamais prises en compte les ventes directes sur les salons et les marchés du livre, lors des rencontres d’auteurs, la vente par correspondance, par les dépôts-ventes en librairies ou en d’autres lieux, par les réseaux des bouquinistes et de la vente d’occasion.
Cette économie de proximité est comparable par bien des aspects à celle de l’agriculture biologique, qui privilégie elle aussi les circuits courts et la distribution directe et se confronte aux mastodontes de l’agriculture industrielle gavés d’aides publiques.
Une place non négligeable
En croisant diverses sources (dont L’Autre Livre, l’association des éditeurs indépendants), nous nous apercevons que quelques 3000 éditeurs indépendants représentent 25 % des titres publiés (équivalant donc sans doute bien plus que les 4 % du chiffre d’affaire du livre avancés parfois). Les instances du livre oublient sciemment de nous dire qu’à part quelques best-sellers, la plupart des écrivains « reconnus » vendent environ 500 exemplaires de leurs titres. Or c’est aussi le chiffre moyen des ventes des livres publiés par les petits éditeurs (1). En chiffres cumulés, cette part est loin d’être négligeable, non seulement en termes de choix éditoriaux mais aussi en terme économique.
Pourquoi cette ignorance et cette condescendance des pouvoirs publics (et des gros éditeurs) vis à vis des petites structures d’édition ? S’il est vrai qu’elles n’engendrent guère d’emplois directs, elles comptent néanmoins dans l’économie en faisant travailler imprimeurs, façonneurs, papetiers, artistes, traducteurs, maquettistes et correcteurs, créateurs et gestionnaires de sites web, services postaux et de livraison, librairies, magasins de bureautique… Elles sont même un modèle de « développement durable », puisque les livres édités ne vont jamais au pilon.
Un enjeu de société
Nos bureaucrates de la culture oublient bien vite que de petites structures éditrices artisanales ou associatives peuvent un jour devenir des entreprises et des sociétés. Ne pas aider et ne pas accompagner la petite édition, c’est tuer dans l’œuf un vivier possible pour le monde de l’entreprise.
Éditer de la poésie, du théâtre, des livres d’artiste, des beaux livres, de la littérature exigeante, sans contrainte de rentabilité, n’est ni utopique ni passéiste. Il en va de la vie des idées, des arts et de la littérature. Dans le sillage de la petite édition, terreau essentiel pour la création et lieu d’expérimentation par excellence, se forme en continu une communauté intellectuelle. Dans le domaine des relations humaines, de la circulation des idées, de l’ouverture sur le monde, l’économie de ces petites unités est florissante. Par les événements qu’elles font vivre au quotidien loin des grandes métropoles (cafés littéraires, lectures publiques, rencontres d’auteurs, signatures, expositions…), elles participent pleinement au lien social et à la vie culturelle de la cité, touchant, en chiffres cumulés, un public plus nombreux que les événements de prestige officiellement soutenus. La petite édition est aussi clairement un enjeu d’aménagement du territoire.
L’indépendance, une chance ?
Avec ses oripeaux de misère, la petite édition devrait peut-être retrouver un peu de son authenticité, de sa force perdue dans les labyrinthes bureaucratiques des DRAC et CNL. En remodelant l’espace culturel avec de petites structures proches du public, en revendiquant l’amateurisme, issu étymologiquement du verbe « aimer », nous avons là finalement une belle occasion de nous émanciper des pouvoirs.
Et d’ailleurs, en Bretagne où nous vivons, écrivons et créons, la DRAC et la Région ont-elles encore une ambition -autre que pour la carrière de leurs dirigeants- pour le livre et la lecture ? A part faire le compte, chaque année à l’heure des bilans, des éditeurs indépendants disparus (2) et créer le grand désert culturel qui condamnera notre société à une mort intellectuelle lente…
Marie-Josée Christien
(1) Michel-François Lavaur a même tiré certains livres artisanaux des éditions Traces à 7000 exemplaires.
(2) Par exemple, la liquidation des éditions Palantines cette année.
Reproduit avec l’autorisation de Spered Gouez.
Complément :
- Le site de la revue.
De la place réelle de la petite édition indépendante
dans l’économie du livre
dans l’économie du livre
« Tous les pays qui n’ont pas de légende
seront condamnés à mourir de froid. »
Patrice de la Tour du Pin
repris par Marc Dugardin dans Quelqu’un a déjà creusé le puits (Rougerie)
seront condamnés à mourir de froid. »
Patrice de la Tour du Pin
repris par Marc Dugardin dans Quelqu’un a déjà creusé le puits (Rougerie)
Une économie de proximité
Les « missionnés » à nos frais des CNL, CRL et DRAC, croyant être à la page de notre époque mondialisée, ne jurent que par le productif et par « l’industrie du livre » dont les éditeurs sont avant tout des managers. Sans avancer d’études précises, ils ne manquent pas de souligner le peu de poids économique de ce qu’on nomme, faute de mieux, la petite édition indépendante. C’est l’argument servi pour justifier que les aides publiques soient octroyées aux seuls « acteurs » de poids dans la chaîne du livre, dont la concentration est croissante. Il y a quelques années, la petite édition avait encore droit à quelques miettes. Aujourd’hui, elle est totalement exclue de l’attention des pouvoirs publiques.
Il est vrai qu’il est difficile d’avoir les chiffres précis d’un secteur éditorial constitué souvent d’associations et de petites unités artisanales à taille humaine dont la raison d’être est le refus de la marchandisation de leur production. N’est en effet visible que la partie qui immerge de l’iceberg, c’est-à-dire les livres qui passent par les circuits de distribution. Ne sont ainsi jamais prises en compte les ventes directes sur les salons et les marchés du livre, lors des rencontres d’auteurs, la vente par correspondance, par les dépôts-ventes en librairies ou en d’autres lieux, par les réseaux des bouquinistes et de la vente d’occasion.
Cette économie de proximité est comparable par bien des aspects à celle de l’agriculture biologique, qui privilégie elle aussi les circuits courts et la distribution directe et se confronte aux mastodontes de l’agriculture industrielle gavés d’aides publiques.
Une place non négligeable
En croisant diverses sources (dont L’Autre Livre, l’association des éditeurs indépendants), nous nous apercevons que quelques 3000 éditeurs indépendants représentent 25 % des titres publiés (équivalant donc sans doute bien plus que les 4 % du chiffre d’affaire du livre avancés parfois). Les instances du livre oublient sciemment de nous dire qu’à part quelques best-sellers, la plupart des écrivains « reconnus » vendent environ 500 exemplaires de leurs titres. Or c’est aussi le chiffre moyen des ventes des livres publiés par les petits éditeurs (1). En chiffres cumulés, cette part est loin d’être négligeable, non seulement en termes de choix éditoriaux mais aussi en terme économique.
Pourquoi cette ignorance et cette condescendance des pouvoirs publics (et des gros éditeurs) vis à vis des petites structures d’édition ? S’il est vrai qu’elles n’engendrent guère d’emplois directs, elles comptent néanmoins dans l’économie en faisant travailler imprimeurs, façonneurs, papetiers, artistes, traducteurs, maquettistes et correcteurs, créateurs et gestionnaires de sites web, services postaux et de livraison, librairies, magasins de bureautique… Elles sont même un modèle de « développement durable », puisque les livres édités ne vont jamais au pilon.
Un enjeu de société
Nos bureaucrates de la culture oublient bien vite que de petites structures éditrices artisanales ou associatives peuvent un jour devenir des entreprises et des sociétés. Ne pas aider et ne pas accompagner la petite édition, c’est tuer dans l’œuf un vivier possible pour le monde de l’entreprise.
Éditer de la poésie, du théâtre, des livres d’artiste, des beaux livres, de la littérature exigeante, sans contrainte de rentabilité, n’est ni utopique ni passéiste. Il en va de la vie des idées, des arts et de la littérature. Dans le sillage de la petite édition, terreau essentiel pour la création et lieu d’expérimentation par excellence, se forme en continu une communauté intellectuelle. Dans le domaine des relations humaines, de la circulation des idées, de l’ouverture sur le monde, l’économie de ces petites unités est florissante. Par les événements qu’elles font vivre au quotidien loin des grandes métropoles (cafés littéraires, lectures publiques, rencontres d’auteurs, signatures, expositions…), elles participent pleinement au lien social et à la vie culturelle de la cité, touchant, en chiffres cumulés, un public plus nombreux que les événements de prestige officiellement soutenus. La petite édition est aussi clairement un enjeu d’aménagement du territoire.
L’indépendance, une chance ?
Avec ses oripeaux de misère, la petite édition devrait peut-être retrouver un peu de son authenticité, de sa force perdue dans les labyrinthes bureaucratiques des DRAC et CNL. En remodelant l’espace culturel avec de petites structures proches du public, en revendiquant l’amateurisme, issu étymologiquement du verbe « aimer », nous avons là finalement une belle occasion de nous émanciper des pouvoirs.
Et d’ailleurs, en Bretagne où nous vivons, écrivons et créons, la DRAC et la Région ont-elles encore une ambition -autre que pour la carrière de leurs dirigeants- pour le livre et la lecture ? A part faire le compte, chaque année à l’heure des bilans, des éditeurs indépendants disparus (2) et créer le grand désert culturel qui condamnera notre société à une mort intellectuelle lente…
Marie-Josée Christien
(1) Michel-François Lavaur a même tiré certains livres artisanaux des éditions Traces à 7000 exemplaires.
(2) Par exemple, la liquidation des éditions Palantines cette année.
Reproduit avec l’autorisation de Spered Gouez.
Complément :
- Le site de la revue.