Des hauteurs de la Provence s'envolent pensées et créations d'aujourd'hui

samedi 30 mars 2013

Paroles de poètes

La place accordée à la poésie et aux poètes dans notre société est une préoccupation constante de ce blog. En juin dernier un article de Danielle Gavin intitulé Passage du poète nous avait donné l'occasion de réfléchir sur ce sujet. Le livre présenté aujourd'hui et écrit avec Philippe Tancelin a permis de pousser plus loin encore l'investigation. Voici le texte de la quatrième de couverture :


Lorsqu’un poète rencontre un autre poète au cours d’un festival de poésie au bord de la Méditerranée durant l’été 2012, sur quoi peuvent-ils bien échanger ? L’ivresse des vagues autant que l’écume des mots tant agités par les temps de grande incertitude. 

De la place de la poésie dans l’ensemble de la production culturelle-artistique contemporaine à la maltraitance de ses auteurs dans « la société du spectacle », en passant par le souffle impulsant au verbe tous ses états, Jean-Luc Pouliquen et Philippe Tancelin s’engagent ici à tenir parole de ce qu’ils écrivent chacun dans son style, sa langue. C’est un engagement serein mais radical pour le respect des voix et des voies poétiques qui connaissent et reconnaissent l’importance de l’histoire sur leur cheminement, le rôle de l’éthique dans la posture du poète vis-à-vis de sa situation alternativement minorée aussi bien  qu’instrumentée suivant les circonstances.
 
La parole que les deux poètes tiennent ici s’apparente autant à un dialogue socratique qu’à une incantation montant des intervalles de silence entre deux vagues de méditation sur l’engagement du poète de la scène de ses mots à la scène de l’histoire.

Compléments :
- L'illustration de couverture est de Pierre Sentenac

samedi 23 mars 2013

L'Amandier

Au moment où nous entrons dans le printemps voici un texte que m'avait envoyé, à la suite d'un séjour en Provence, Sookhee Chae. Elle était une brillante universitaire de Corée du Sud où elle y enseignait notre littérature. A plusieurs reprises, elle était venue en France faire partager son approche particulièrement éclairante de quelques uns de nos grands auteurs et penseurs comme Albert Camus, Henri Bosco ou encore Gaston Bachelard.  Chez chacun d'eux, elle s'était employé à relever ce qui dans leur approche du monde pouvait s'apparenter au Bouddhisme. Sookhee Chae est morte des suites d'une longue maladie en décembre 2011 et je tenais à lui rendre hommage.

L'AMANDIER
Michel et moi, nous avons marché longtemps. Le soleil brillait et le ciel était clair et limpide. Le mistral avait chassé les nuages. Un jour de mi-février, une ville du Midi de la France. Nous avons  grimpé les ruelles en pente derrière sa maison. À mesure que nous  montions, les maisons perchées sur les hauteurs se montraient avec leurs toits rouges et leurs volets blancs. Laissant le village derrière nous, nous  nous  sommes engagés tout de suite dans un des sentiers menant  vers  les collines. Au bord de la route poussaient les romarins et les thyms en exhalant déjà leur parfum sec. Les arbustes odorants poussent partout en Provence. À chaque détour, apparaissait un nouveau paysage. Tout en bas, devant les vestiges laissés par les Grecs, la mer venait se heurter sans cesse aux rochers. Plus haut, un château du moyen-âge se montrait dans son état de ruine. Lorsque j’ai levé les yeux, j’ai aperçu loin, très loin, les longues bandes noires des crêtes qui s’enchaînaient jusqu’au fin fond du ciel. De temps en temps, au milieu, de grosses roches blanches donnant une impression mystérieuse, venaient barrer la vue.


Michel me racontait à voix basse, la nature et l’histoire de la région. Il évoquait aussi ses rencontres avec les écrivains de la ville et ses propres recherches.

Nous avons marché longtemps sans trop parler. Le soleil répandait  généreusement ses rayons splendides sur ces collines plongées dans le silence absolu. Nous avons marché ainsi en sentant les parfums des arbres, des herbes, le soleil  et le vent dans tout notre corps. Je devenais de plus en plus gaie  et mon visage brillait d’une vivacité juvénile. Au bord de la route, lorsque nous rencontrions un endroit propice, nous nous asseyions pour passer quelques minutes à contempler ce paysage d’une beauté inexprimable.


Le long de ces chemins, il apparaissait de temps à autre quelque chose qui attirait mes yeux ; c’était un arbre couvert de fleurs blanches. Pourtant ce n’était pas encore le printemps. Quel était cet arbre ? Je me suis laissé capter malgré moi. C’était un amandier. Ah, l’amandier ! Cet amandier qui est décrit si souvent dans les romans de Jean Giono, de Pagnol et de Camus ! La forme de sa fleur ressemblait beaucoup à celle des cerisiers mais la taille en était plus grande. Sa façon d’être attachée aux tiges, était plus proche de celle des pruniers, qui chez moi nous charment toujours au commencement du printemps. Eblouie par la beauté de ces fleurs et fixant les yeux sur leurs pétales, incroyables de finesse et de pureté, qui dansaient délicatement contre le ciel bleu, j’étais plongée un instant dans la béatitude. Je pensais à ce moment-là, au printemps de la Corée, à ses montagnes et ses rivières. Ces voûtes de fleurs blanches, formant ainsi un long tunnel fleuri! Cette route de cerisiers qui longe le fleuve de Seomjinn, cheminant vers le temple de Sanggyesa, un merveilleux temple situé au pied de la Montagne de Jiri. Et encore cette route de cerisiers qui conduit à l’intérieur de l’Ile de Namhae... Je revoyais toutes ces images du printemps de mon pays.

Un moment après, j’ai baissé les yeux et j’ai trouvé par terre des amandes tombées l’année dernière. « Oui, tu vois, c’est bien un amandier. » ai-je dit alors en souriant à Michel qui se trouvait derrière moi.
                                                                                                                                           Sookhee Chae
                                                                                                                                          
    Complément :

- Une étude de Sookhee Chae sur la base Loxias de l'Université de Nice.
                            

samedi 16 mars 2013

Le souvenir de Max Picard

       Il y a des penseurs qui mènent une existence discrète et retirée dans notre tradition culturelle même s'ils ne cessent de la nourrir. Tels des astres solitaires dans le firmament du patrimoine spirituel, ils brillent d'une vive lumière en contribuant ainsi à la splendeur totale, mais leur luminosité est occultée par les projecteurs de la machine culturelle. Leur force est d'être tellement bien intégrés dans notre héritage intellectuel que la critique ne ressent plus la nécessité de les célébrer expressément, seule leur stature de «classiques» en maintient vivant le témoignage. Régulièrement, mais sans grand éclat, ils émergent du silence qui les entoure pour nous montrer l'un ou l'autre aspect de leur œuvre, et quand nous portons vers eux notre attention nous nous apercevons qu'ils ne nous ont jamais quittés et que leur lumière ne s'est jamais estompée. 



 Ce sont des réflexions qui surgissent spontanément lorsqu'on lit un texte de Max Picard, médecin, philosophe et écrivain suisse qui a traversé le XX siècle en contact étroit avec ses plus grands protagonistes intellectuels (Rilke, Bachelard, Marcel, Lévinas, entre autres) tout en gardant suffisamment de distance pour diagnostiquer l'évolution du climat culturel général. Le destin de l'oeuvre de Picard est assez singulier : de son vivant, le «sage de Neggio» était une référence incontournable, ses livres étaient traduits dans le monde entier (du Japon aux Etats-Unis, du Danemark à l'Italie), on demandait son avis sur les arguments les plus disparates (en témoignent les nombreux ouvrages collectifs dans lesquels figurent ses contributions) et même toute sorte de personnes le sollicitaient à son domicile pour trouver une solution à leurs problèmes individuels. Après son décès, en 1965, une chape d'oubli et de silence a recouvert son oeuvre, même si, comme on l'a dit, quelques unes de ses oeuvres sont publiées ou traduites à intervalles plus ou moins réguliers et espacés, parmi lesquelles la plus connue, Le monde du silence, ne cesse de connaître de nouvelles éditions, la prochaine programmée étant une traduction chinoise. Ces dernières années on assiste toutefois à une sorte de renaissance de l'intérêt pour cet auteur, tant au niveau éditorial que scientifique. En 2009 un colloque international dans la ville italienne de Trente a permis de mesurer l'envergure de sa pensée et d'en souligner l'actualité.


 Jean-Luc Egger s’emploie depuis plusieurs années à faire connaître l’œuvre du philosophe suisse; il a publié en Italie et en Suisse plusieurs essais sur cet auteur, un recueil de pensées et aphorismes qui présente une image globale des positions fondamentales de Picard (Il rilievo delle cose, Servitium 2004 ), une nouvelle traduction italienne du Monde du silence (Il mondo del silenzio, Servitium 2007) et il prépare actuellement une monographie sur l'auteur à paraître cette année. Nous lui avons posé quelques questions.

 Comment expliquer ce renouveau d'intérêt pour Max Picard et son œuvre ?

Il y a d'abord des raisons purement historiographiques. La Suisse n'a pas la tradition d'un pays de philosophes et le fait de découvrir un penseur d'envergure internationale comme Picard n'est pas anodin. Mais il y a, plus important, la fascination pour l’œuvre. On se rend compte d'avoir affaire avec une pensée très riche et d'une grande profondeur, que ce soit sur le front de la philosophie du langage, de la réflexion sur l'image ou encore de la physiognomonie. Quant à la réflexion de Picard sur le silence, il s'agit tout simplement d'une approche révolutionnaire dont, me semble-t-il, on n'a pas encore mesuré la réelle portée et importance.

Pourtant la thématique du silence paraît aujourd'hui assez courante au point de risquer la banalisation ...

C'est vrai ; face à une communication pervasive et à l'omniprésence quotidienne d'images et de paroles on redécouvre l'importance du silence comme une dimension où faire retour pour se recentrer et donner un sens à l'existence et à la réalité. Plusieurs ouvrages ont d'ailleurs été publiés récemment pour rappeler l'existence de cet élément fondamental de notre monde et même pour en faire l'éloge en tant que vecteur d'expériences spirituelles. Il y a peut-être aussi un marché du silence qui est en train de se mettre en place. La réflexion de Picard s'inscrit aussi dans cette tendance, mais elle va bien au-delà, dans la mesure où elle vise à replacer le silence au coeur de la réalité en en faisant une véritable dimension de l'être.

Qu'entendez-vous par faire du silence une «dimension de l'être» ?

Cela signifie reconnaître au silence un statut métaphysique et, par là, renverser l'approche usuelle que nous avons de ce phénomène, une approche selon laquelle le silence n'est conçu que par  opposition à la parole ou à la raison (le logos). L'originalité de l'approche de Picard, sa portée révolutionnaire, consiste justement dans le fait de mettre en évidence la présence du silence dans chaque aspect central de l'existence et de la réalité et cela non pas pour promouvoir une conception du monde fondée sur le silence (ce qui n'aurait pas de sens pour l'homme), mais pour redonner consistance aux choses et pour sauvegarder la dignité de la parole. Autrement dit, le silence n'est pas ‒ principalement ‒ le havre de paix dans lequel chercher refuge, mais il est le fondement de l'objectivité du monde, le garant de la substantialité des choses et des paroles. 

Quels sont les liens entre Picard et la France ?

Ses ancêtres venait de France. Tout le long de son existence il a eu des contacts étroits avec des intellectuels français tels que Gabriel Marcel, Gaston Bachelard ou Emmanuel Lévinas et il était connu par Simone Weil. La France est aussi le pays dans lequel ses ouvrages ont été le plus traduits. En 2006 a paru chez l'Harmattan la correspondance Picard-Marcel ; une très belle initiative, mais sur les rapports entre le philosophe et la France il reste encore beaucoup à rechercher.

Et les perspectives pour l'avenir ?

Dans l'immédiat, on envisage avec le petit-fils du philosophe la création d'une association des amis de Max Picard, pour donner une plus ample visibilité à cette importante figure intellectuelle du XX siècle, mais aussi pour fédérer les initiatives éparses autour de son oeuvre. On y discutera aussi de la réédition de ses ouvrages.

Liens :
- Page dédiée à l'auteur sur le site de l'éditeur Loco qui a publié plusieurs œuvres de Picard.
- Enciclopedia Treccani.

- Come all'inizio del mondo, ouvrage collectif sur la pensée de Picard.

samedi 9 mars 2013

Léopold Congo Mbemba parmi nous


Au mois de février dernier disparaissait en pleine maturité le poète Léopold Congo Mbemba. Philippe Tancelin qui a travaillé à ses côtés aux éditions L'Harmattan dans le cadre de la collection Poètes des cinq continents m'a adressé ce texte en hommage à celui dont il avait pu apprécier les qualités tout autant humaines que poétiques.





Surtout ne dites pas le poète est mort.................

Le poète n'est pas mort et qu'on se le dise, se le répète, le répande par la rumeur des femmes, des hommes de foi en le poème.
Notre ami Léopold Congo Mbemba demeure.
Il ne s'agit pas ici de la négation de la mort biologique non plus que d'une position de principe fondée sur un culte quelconque de la mémoire des vivants. Il est question de l'essence même de la poésie dont le verbe ne saurait se confondre avec celui de la prétendue rigueur et exactitude d'une pensée rationnelle.
La langue du poète pour la révolution qu'elle exige des modes de penser en ses multiples plans de réalités, cette langue implique que rien de ce qu'elle donne, lance éperdument en offrande à tous, sans destinataire de prédilection ne se fixe, ne soit capturé, encore moins ne s'enferme dans un sens défini de son énoncé même.
Vous me permettrez de reprendre en citation un fragment de courriel que Léopold et quelques amis échangions le 25 avril 2012 à propos d'un de ses derniers textes collectifs rédigé avec plusieurs d'entre nous sous le titre de "l'oratorio".
voici ce qu'il nous écrivait en nous souhaitant une bonne soirée grâce à "ces quelques vers en partage" précisait-il.
je cite:

"Sur le chemin de pèlerinage,
le saint trébuche et roule dans le précipice
son corps se déchiquette et se disperse
sur les saillies de la roche
et voici que chacune de ses blessures
réclame au monde
ce qui n'était que promesse de ciel
".

Comment mieux dessiner et rendre au plus près de l'expérience sensible du poète, l'immense dispersion de sa langue. Oui Léopold tu es juste dans ton  dire : c'est une langue qui se déchiquette, explose et se répand en mille parts sur les saillies de l'espérance et de l'urgence de celles et ceux qui la liront demain ou jamais  qu'importe.
Nous n'écrivons pas pour des écoliers-lecteurs ou professeurs de littérature. Nous écrivons par ces mots dispersés depuis le corps éclaté du poème, lorsqu'il chute sur le chemin empierré d'une histoire humaine qui l'entend depuis son aube mais ne l'écoute pas encore assez.

Tu demeures dans la vérité Léopold :  chaque mot du poème dispersé, chaque éclat poétique est certes une blessure mais qui réclame au monde ce qui comme tu l'écris est "promesse de ciel".
En effet, c'est bien ce qu'il y a de céleste en l'homme qui rend la terre profondément humaine, c'est à dire respectueuse des natures et de leur nourritures autant terrestres que spirituelles.

Non, un poète s'il est sur ce chemin de pèlerinage qui part de la plus petite et humble maison des hommes vers le grand ciel de la promesse qu'il fait en tant qu'homme à l'univers, ne saurait mourir. Le poète ne meurt pas, non parce qu'il serait immortel mais que la mort ne parle pas sa langue.

La mort ne connaît pas la blessure qui est l'ouvert de la vie quand bien même cette blessure deviendrait mortelle... elle ne le devient qu'une fois réussie  sa mission de dispersion de ses chairs vivantes  par tous les mots de braise qu'elle a déposés sur d'autres chairs comme autant de semences du poème à venir en chacune en chacun.
La poésie ne nous veut ni ne nous dicte aucun sens et c'est en cela que la vraie poésie ne saurait jamais être dépassée par quelque mode de l'histoire de la littérature.

La poésie est une offrande dispersée des mots les plus célestes dans leur lumière, pour que nous en fassions chaque jour un poème renouvelé et toujours vierge de sens pour tous.
C'est cette dispersion d'ensemencement du cœur humain dans sa dimension céleste qui assure l'éternité du poème et du poète non pas en tant que créateur mais que semeur.
Alors oui le poète n'est pas mort et Léopold Congo Mbemba entends mon cher ami qu'en ta dispersion même, nous nous rassemblons par cette promesse qui te fit écrire si prophétiquement.
                                                                               
Philippe Tancelin

Compléments :
- Hommage au poète sur le site Africultures
- Ses livres sur le site des éditions L'Harmattan.

samedi 2 mars 2013

Les Carnets d'Anjum Hasan

Je suis reconnaissant à Jean Poncet de m'avoir fait parvenir le recueil d'Anjum Hasan Carnets de Bangalore qu'il a traduit de l'anglais. Il nous permet ainsi de découvrir la poésie d'une jeune indienne au moment où nous sommes encore tous sous le choc du terrible drame qui a touché une de ses compatriotes, à New Delhi le 16 décembre dernier, et qui a secoué l'opinion mondiale tout entière.Voici comment Jean Poncet présente l'auteure en quatrième de couverture :


La poésie indienne en langue anglaise, née bien avant l’indépendance de ce pays en 1947, n’a pas cessé après l’advenue de celle-ci, même si la critique littéraire locale a tendance à la considérer comme un genre marginal et si d’aucuns soulignent leur défiance idéologique à l’égard de ce qu’ils considèrent toujours comme la langue de la colonisation. Pourtant, dans un pays qui reconnaît officiellement vingt-deux langues nationales, l’anglais, outre qu’il est, à côté du hindi, la « langue associée » de l’administration centrale, constitue une forme de lingua franca, du moins pour la part la plus cultivée de la population, et les traductions en anglais demeurent le meilleur moyen de faire connaître, en Inde même, l’immense diversité de la littérature nationale. Dès lors il apparaît parfaitement légitime de voir l’anglais comme une autre des langues du pays. Dans ce contexte, la poésie indienne de langue anglaise fait preuve d’une vitalité bien réelle qu’atteste un nombre croissant d’anthologies – plus nombreuses, il est vrai, du moins en Europe, que la publication de recueils individuels. Si les styles expressifs et les thèmes sont extrêmement variés, il s’agit essentiellement d’une poésie urbaine qui ne se dilue nullement dans quelque vague cosmopolitisme mais, au contraire, s’ancre délibérément dans un quotidien spécifiquement indien, ouvrant au lecteur une fenêtre significative sur l’Inde contemporaine.

Agée de 40 ans, Anjum Hasan appartient à la dernière génération des écrivains indiens de langue anglaise et la source essentielle de son inspiration réside dans son attachement aux lieux : celui qu’elle habite – Bangalore, la capitale de l’État de Karnataka, au Sud de l’Inde, pôle scientifique et technologique d’importance mondiale – comme celui dont elle conserve l’inassouvissable nostalgie – Shillong, où elle est née, capitale du Meghalaya, sur les hauts plateaux de l’extrême Nord-Est. Poète du « voir », s’attachant à l’observation physique et détaillé du réel, elle donne du sens au quotidien en apparence le plus banal, en somme le plus « vrai ».

Carnets de Bangalore est la première œuvre d’Anjum Hasan traduite et publiée en français. Ces poèmes ont, par ailleurs, servi de trame à la création chorégraphique interactive Bangalore Fictions des artistes Nicole et Norbert Corsino, présentée sur tablette numérique et en installation grand format dans le cadre du festival Bonjour India, à New Dehli, Ahmedabad et Bangalore, en février et mars 2013.                 
                                                                           Jean Poncet


Poursuivons maintenant avec quelques extraits des Carnets de Bangalore :

Six 

 You think everyone lives unique lives and the mystery of the human heart can never be fully penetrated but listen again. I wake up and someone’s going on in the lane in a Bhojpuri accent ‘Pandrah hazaar . . . pandrah hazaar’. When I step out my mobile phone neighbour who always talks in the percentages is leaning on his gate and talking in percentages. When I get on the bus, a girl keeps shifting around her baby under a big fleece jacket to disguise the fact that she’s got her fingers in my handbag. I try to overtake three rapid women in burqas before me and all I hear are the figures. Unees lakh . . . solah lakh . . . teen lakh. It all adds up. Someone calls me. Tax saving platinum card credit insurance valued customer offer and I put the phone down. It rings again. It says six hundred rupees will cover a day’s mealsYou think everyone lives unique lives and the mystery of the human heart can never be fully penetrated but listen again. I wake up and someone’s going on in the lane in a Bhojpuri accent ‘Pandrah hazaar . . . pandrah hazaar’. When I step out my mobile phone neighbour who always talks in the percentages is leaning on his gate and talking in percentages. When I get on the bus, a girl keeps shifting around her baby under a big fleece jacket to disguise the fact that she’s got her fingers in my handbag. I try to overtake three rapid women in burqas before me and all I hear are the figures. Unees lakh . . . solah lakh . . . teen lakh. It all adds up. Someone calls me. Tax saving platinum card credit insurance valued customer offer and I put the phone down. It rings again. It says six hundred rupees will cover a day’s meals for 50 orphans. I make my way down Cunningham Road and a student looking girl hands me a form. Something to do with cancer care. ‘It’s up to you, how much you want to give.’ I give her a hundred bucks and feel stupid. If I’d given her more or nothing, I’d have felt stupid, or at least that’s how I justify it to myself. She tells me their office is just down the road but down the road all I find is a construction site. One uncle gives me this for perspective: when he came to Bangalore in 1957 he paid five rupees a month for a shared room in Malleswaram. The taxi-driver says, ‘Everything depends on the M factor’ and I ask, foolishly, ‘M Factor?’ A youth called Naresh comes to collect the money for the orphans. Hair dyed russet, dot of kumkum from the temple, stylishly tied nylon scarf. ‘I’m just a volunteer at the orphanage. The rest of the time I’m a collection agent for a bank.’ It’s Christmas. I go for a walk. A girl holding aloft a cake box says suddenly into her phone ‘Why am I talking to you?’ And the person at the other ends whispers loud enough for the city to hear, ‘For money.

On croit que chaque vie est unique et qu’il est impossible de jamais totalement pénétrer le mystère du cœur humain. Et pourtant. Je m’éveille et quelqu’un dans la rue crie avec un accent de Bhojpuri « Quinze mille… quinze mille. » Lorsque je sors, mon voisin qui parle toujours en pourcentages sur son téléphone portable est appuyé à sa porte et parle en pourcentages. Lorsque je monte dans le bus, une fille ne cesse de tripoter son bébé sous un épais manteau molletonné pour dissimuler le fait que sa main est plongée dans mon sac. J’essaie de dépasser trois femmes en burqa qui marchent devant moi d’un pas rapide et tout ce que j’entends, ce sont les chiffres. Un million neuf cent mille… un million six cent mille… trois cent mille. Le compte est bon. Quelqu’un m’appelle. Économies d’impôt carte platine crédit assurance chère cliente, je raccroche. Le téléphone sonne de nouveau. On me dit que six cents roupies suffisent pour nourrir 50 orphelins pendant un jour. Je me fraie un chemin dans Cunningham Road et une fille qui a l’air d’une étudiante me tend un prospectus. Un truc sur le cancer. « Vous donnez ce que vous voulez. » Je lui donne cent balles et me sens ridicule. Si je lui avais donné plus ou rien du tout, je me serais sentie ridicule, c’est du moins comme ça que je me justifie. Elle me dit que leurs bureaux sont juste au bout de la rue, mais au bout de la rue je tombe sur un chantier. Un oncle relativise les choses en me racontant : quand il est arrivé à Bangalore en 1957, il payait cinq roupies par mois pour une chambre à partager en banlieue, à Malleswaram. Le chauffeur de taxi dit : « Tout dépend du facteur F » et, comme une idiote, je lui demande : « Le facteur F ? » Un jeune homme du nom de Naresh vient collecter l’argent pour les orphelins. Cheveux teints en roux, marque de kumkum sur le front apposée au temple, foulard de nylon noué avec recherche. « À l’orphelinat je ne fais que du volontariat. Le reste du temps je travaille comme recouvreur de dettes pour une banque. » C’est Noël. Je vais me promener. Une fille brandissant une boîte de gâteaux déclare soudain au téléphone : « Mais pourquoi est-ce que je te parle ? » Et la personne à l’autre bout du fil chuchote suffisamment haut pour que la ville entière l’entende : « Pour le fric. »

Height

There is the past and then there is how we think about the past.

One man tells me: In the old days we’d see snakes here. The other man tells me: When I was a child, out early on my way to school, I’d go past fields of sunflowers where the shops are now. In the mud between the flowers, I’d spot tracks left by cobras.

One man tells me: There were hardly any people living here and just two buses a day. The other man tells me: There was the village of Geddalahalli and then nothing. The next settlement was Nagashettyhalli. On a summer day, if you saw clouds of dust in the far distance, you knew it was the bus.

One man tells me: I came here to work and in 50 years I moved from clerk to deputy chief. The other man says: To improve my English I used to cycle furiously after school to Blue Diamond to catch the 3.30 show of a Charles Bronson or Mel Brooks film. But I couldn’t understand the accents; I didn’t know why people were laughing. The next day, I’d watch the same film again and this time make sure to laugh at the right scenes before anyone else could.

The past could be a frayed sheet of paper whose fading words you read out again and again even though you and everyone else already knows them by heart. The past could be a sail that you fill with the wind of your lungs so that it moves you forward into freedom.


Il y a le passé et il y a la façon dont on voit le passé.

Un homme dit : Dans le temps on voyait des serpents ici. L’autre dit : Quand j’étais petit, le matin en allant à l’école, je longeais des champs de tournesol là où il y a ces magasins maintenant. Dans la boue entre les fleurs, je voyais des traces de cobras.

Un homme dit : Il n’y avait presque personne qui habitait ici et seulement deux bus par jour. L’autre dit : Il y avait le village de Gedalahalli et puis plus rien. Le hameau d’après était Nagashettyhalli. En été, si on voyait un nuage de poussière au loin, on savait que c’était le car.

Un homme dit : Je suis venu ici pour travailler et en 50 ans je suis passé de commis à sous-directeur. L’autre dit : Pour améliorer mon anglais, je partais de l’école en pédalant comme un fou et j’allais au Blue Diamond voir un film de Charles Bronson ou de Mel Brooks à la séance de 3h30. Mais je ne comprenais pas leur accent, je ne savais pas pourquoi les gens riaient. Le lendemain, j’allais revoir le même film et je m’arrangeais pour rire au bon moment avant tout le monde.

Le passé peut être une vieille feuille de papier toute froissée sur laquelle on relit sans cesse les mêmes mots jaunissants alors même qu’on les connaît par cœur, et tous ceux à qui on les a déjà racontés. Le passé peut aussi être une voile qu’on gonfle du souffle de ses poumons pour qu’elle nous emporte vers la liberté.

(Poèmes de Anjum Hasan, traduction de Jean Poncet)

Compléments :
- les photographies sont de  Madhu Kapparath
- le site des éditions Encres Vives