Des hauteurs de la Provence s'envolent pensées et créations d'aujourd'hui

samedi 7 décembre 2019

Un scénario unique en son genre

En 2017, nous avions consacré une série d'articles à Sevgi Türker-Terlemez pour mettre à l'honneur son travail de traductrice entre la France et la Turquie. A cette occasion nous avions également été amenés à présenter l'écriture poétique de sa fille Serpilekin Adeline Terlemez à travers son recueil âmes du cosmos. Toutes les deux continuent d’œuvrer au rapprochement culturel de la France avec la Turquie et viennent même de créer pour cela une collection aux éditions de L'Harmattan.
Celle-ci s'intitule regards turcs et se présente ainsi : " L'Anatolie est marquée de multiples métissages culturels, provenant autant de l'Europe que du Proche Orient où s'épanouissent pendant des siècles plusieurs cultures. Les hommes de lettres, les poètes, les conteurs, qui se font passer volontiers pour des « fous » pour mieux jeter à la face des indifférents, des oppresseurs-dominateurs leur mécontentement, continuent à écrire pour un monde meilleur dans ce pays de mots magiques.
L'ambition de cette collection est de contribuer à développer la pensée métisse et à montrer la pertinence dans les champs diversifiés (roman, nouvelle, lettre, pièce de théâtre, essai) afin de faire entendre la voix du pluriel car il est indispensable, plus que jamais, d'élaborer l'interculturalité qui se manifeste tout au long de l'histoire humaine."
La collection compte à ce jour deux titres. Le premier, Le Cercle sacré est signé Hasan Erkek, un poète et dramaturge que nous avons déjà eu l'occasion de présenter dans ce blog. Le deuxième, Scénario est une création des deux directrices de la collection et c'est lui que nous allons présenter aujourd'hui.


Voici un livre bien original conçu comme un portrait fiction destiné à être tourné en 115 minutes découpées en 43 séquences. Les lieux de tournages proposés qui sont décrits avec beaucoup de poésie sont Paris, Istanbul, Ankara, l'île Gökçeada/Imroz.
L'ouvrage est partagé en deux parties, la première nous plonge dans la préparation du scénario, dans la deuxième le tournage du film démarre.
Vesta, docteur en esthétique de théâtre, spécialiste de Beckett, jeune femme de 30-35 ans, est le personnage principal. Elle est très marquée chez Beckett par les personnages qui veulent mais ne peuvent pas. Imprégnée par le scénario d'un film qu'elle ne sait construire, elle va partager ses angoisses avec Jean-Georges, son maître à penser qui est poète-philosophe. Avançant dans son projet, elle se réservera le rôle d'Ada, jeune post-doctorante bilingue en fauteuil roulant.
Puis au moment du tournage sera confrontée au personnage d'Okyanus, jeune premier du cinéma turc, qui se trouve lui aussi en fauteuil roulant. Cette rencontre l'emmènera très loin, trop peut-être, à son passé, à son premier amour...

Complément:
- La collection regards turcs sur le site de l'éditeur.

vendredi 15 novembre 2019

L'amour de Paul Ricard pour la Camargue

Paul Ricard a déjà été mis à l'honneur dans ce blog. En 2014 nous avions rendu compte d'un colloque qui s'était attaché à mettre en valeur son action occitane entre 1930 et 1950  avec Jòrgi Reboul, Charles Camproux et Max Rouquette. Celle-ci, fruit d'un amour fervent pour la Provence, fut en fait à l’œuvre toute sa vie et s'exerça dans de nombreux domaines aussi bien économiques, qu’artistiques et culturels. Elle se fixa aussi sur différents lieux dont l'industriel de génie fit des centres de rayonnement d'une culture provençale mêlant avec bonheur tradition et modernité. Si l'on associe au nom de Paul Ricard les îles de Bendor et des Embiez sur la côte varoise ainsi qu'un circuit automobile, il est important de rajouter sa propriété de Méjanes qu'il acheta en 1939. En 2013, nous avions présenté le beau livre que sa fille Michèle avait consacré au domaine à l'occasion de son millième anniversaire. Elle le complète aujourd'hui par un autre ouvrage qui illustre l'amour de son père pour la Camargue.


"C'est en Camargue, cette terre qui l'avait ébloui quand il était enfant, que l'on retrouve le mieux les traces de cet homme indomptable, travailleur infatigable, créateur, bâtisseur, écologiste avant l'heure, communicateur, mécène, peintre, visionnaire..." écrit Michèle Ricard dans son avant-propos. Le livre revient sur les circonstances de son implication en force dans le delta du Rhône. Le gouvernement de Vichy ayant interdit les boissons alcoolisées de plus de 16°, il fait de son domaine le lieu d'une reconversion réussie qui  lui permet de sauver son entreprise et de garder son personnel, évitant même à une partie de celui-ci le Service du Travail Obligatoire en Allemagne.
Il transformera les friches de Méjanes en un Éden verdoyant. Des étables y abriteront désormais des vaches laitières, on y élèvera des porcs et des volailles, produira des légumes, des céréales, récoltera des fruits. Et puis à la suite de travaux d'irrigation sans précédents, Méjanes renouera définitivement avec la culture du riz.
Toutes ces initiatives amèneront Paul Ricard à un "dialogue" plus intime encore avec la Camargue que ses talents de peintre allaient ensuite transcrire.

Les Saintes-Maries-de-la-Mer / 1943 (Huile sur isorel 33 x 41 cm)



  





















Un grand mérite du livre est d'avoir reproduit les tableaux de l'artiste mettant ainsi en lumière sa perception du lieu, de ses paysages, de sa nature, de ses bêtes avec au premier plan les taureaux et les chevaux, de ceux qui y vivent, de leurs pratiques ancestrales, de leurs fêtes et traditions. C'est l'âme de la Camargue, que Paul Ricard a saisie à travers eux et qu'il nous fait partager.

Brivade / 1943 (Huile sur isorel 49,5 x 65 cm)

Nous remercions Michèle Ricard de nous avoir fait entendre à travers cet ouvrage, contenant également de nombreuses photographies de Méjanes d'hier et d'aujourd'hui, le chant d'amour de son père pour " cette terre, élue de son cœur, qui voluptueuse et sauvage ne se lassait pas de s'offrir à lui..." Elle invite ainsi chacun d'entre nous à trouver sa terre d'élection, à l'aimer et à la célébrer tout autant.

Complément :
- Le Domaine de Méjanes.

mercredi 30 octobre 2019

"De quauquei fugidas" de Michel Miniussi

Au mois de décembre dernier nous présentions Ciutats d'Oc de Michel Miniussi, ce jeune écrivain occitan trop tôt disparu qui a déjà été plusieurs fois à l'honneur dans ce blog.  Nous sommes heureux aujourd'hui de parler de son dernier livre  De quauquei fugidas dont l'édition bilingue occitan-français a reçu les meilleures attentions de ses amis. Jean-Claude Forest s'est chargé de la traduction en français, Philippe Gardy a rédigé la préface, Jean-Pierre Tardif et Frédéric Voilley se sont occupés de la relecture. Jérôme Maligne a pour sa part réalisé les 18 gravures qui composent la couverture et les illustrations. Mais laissons à Jean-Pierre Tardif le soin de nous présenter le contenu de ce beau livre.



Si le précédent recueil de Michel Miniussi, Ciutats d'oc, était composé de différents écrits du jeune écrivain réunis par ses amis et dans lesquels il évoquait magnifiquement les villes occitanes vues sous de multiples angles, de façon quelque peu kaléidoscopique, celui-ci, De quauquei fugidas, a une tout autre unité. Et une tout autre portée.

Écrit à 19 ans, ce récit inaugural est en effet celui de la recherche et de la construction de soi, à la fin de l'adolescence, sous le signe paradoxal de la fuite, dans une langue qui elle-même « échappe », en même temps d'ailleurs qu'elle « vient toute seule » : « Venguèt soleta, basta d'agantar la ploma » : « elle est venue toute seule, il a suffi de prendre la plume », écrit le narrateur.

Mais une telle œuvre dans sa démarche créatrice, dans son écriture, dans l'usage qu'elle fait du provençal à la fin du siècle passé, va bien plus loin que son temps et que son auteur. Elle entre, comme prémonitoirement, en résonance avec la situation actuelle du pays d'oc et de sa langue. Et en particulier avec la situation « existentielle » des jeunes écrivains qui ont choisi de « mettre en œuvre » cette langue en plein XXI e siècle.

Ne croirait-on pas qu'il s'adresse à eux, le narrateur des Fugidas, lorsqu'il écrit :
« Vous, enlisés là, dans ce néant, cette langue qui se déchire, qui se meurt, dans un pays qui s'enfuit... » ?

Mais l’œuvre, justement, est là, en provençal, pour montrer que tout est à regagner, à conquérir, dans la vie et dans la langue. Les Fugidas évoquent une expédition -une fuite- dans le pays de Grasse, une escapade, donc, qui est l'occasion pour les protagonistes de découvrir en profondeur des paysages qui sont ceux du passé, certes, mais dont ils font l'expérience vivante au présent : « Il est difficile d'oublier le pays qui entoure votre récit. Il existe toujours, il change de forme, il reste encore, et pour longtemps. » Et les gens du lieu aussi sont présents, avec les traces de leur langue, comme cette vieille habitante de Cabris qui parle encore provençal, avec des mots de « figon », « ce parler ligure arrivé en Provence orientale au Moyen-Age. » Ainsi, alors même que tout peut sembler détruit dans cet univers de langue d'oc, l'essentiel peut en fait toujours être sauvé. Mais il y faut le travail patient de l' écriture.

Et peut-être aussi, ce qui est plus rare, et qui, pour notre plus grand bonheur de lecteurs, s'est vérifié dans le cas de Michel Miniussi, : la grâce.
  
                                                         Jean-Pierre Tardif

Complément :
- Le livre est vendu au prix public de 22 € + Port. Pour toute commande s'adresser à michel.miniussi@wanadoo.fr

samedi 28 septembre 2019

Pablo Picasso/André Salmon : portraits croisés

Au moins d'avril dernier nous rappelions que cette année 2019 correspondait au cinquantième anniversaire de la disparition d'André Salmon. A cette occasion nous étions heureux de signaler le remarquable travail accompli par un groupe d'universitaires pour entretenir la mémoire de celui qui fut à la fois poète, critique d'art, journaliste, romancier et ... caricaturiste. C'est cet aspect méconnu du talent d'André Salmon que nous découvrons dans le livre paru il y a peu en anglais aux éditions Za Mir.


Cet angle d'approche inédit permet à Jacqueline Gojard dont le texte a été traduit par Beth Gersh-Nešić.de faire revivre l'amitié entre André Salmon et Pablo Picasso lorsque tous les deux habitaient à Montmartre au début du XXe siècle et étaient engagés dans l'aventure du Cubisme.
La riche iconographie présentée dans le livre en est en quelque sorte le témoignage et l'illustration. Elle propose tout d'abord les portraits d'André Salmon dessinés par Picasso en 1905 et 1907 ainsi que dans une lettre adressée au poète en 1915.Viennent ensuite deux dessins du peintre réalisés par Salmon en 1907 et cette gouache intitulée Portrait de Monsieur Picasso peinte en 1908. Ces portraits croisés sont complétés de photos où l'on voit par exemple André Salmon posant devant le tableau Les Demoiselles d'Avignon dont il a soufflé le titre au peintre catalan, où l'on voit encore Picasso entouré de Salmon et Modigliani devant La Rotonde à Montparnasse en 1916.
 L'édition du livre étant bilingue, celle-ci permet dans un deuxième temps de retrouver le texte original en français de Jacqueline Gojard et ses éclairages sur chacun des portraits présentés. Son étude s'organise en trois parties : Le poète dans l’œuvre graphique du peintre, Les portraits du peintre par le poète, Picasso dans l’œuvre poétique de Salmon.
Pour conclure une chronologie en anglais établie par Jacqueline Gojard et Beth Gersh-Nešić restitue la vie du poète et du peintre qui s'étaient brouillés en 1935 puis retrouvés en 1952. Remercions ces deux spécialistes de l'histoire de l'art et de la poésie pour cette édition si soignée qui nous donne l'opportunité de nous replonger dans un moment fort de notre Histoire culturelle.

Complément :
- Pour se procurer le livre.

samedi 20 juillet 2019

Faire vivre la poésie

Ce livre vient ponctuer une préoccupation ancienne souvent présente dans ce blog. Il en reprend d'ailleurs quelques pages. En voici l'argument :

 Comment faire vivre la poésie ? Comment lui assurer une présence dans une société qui n'en fait pas grand cas. À ces questions que tout poète et tout amoureux de la poésie se pose, l'auteur a souhaité, en y associant les contributions de Monique Marta, Michel Bernier, Brigitte Maillard, Roselyne Camelio et Beth Gersh-Nešić, apporter sa propre réponse. Celle-ci voudrait à la fois être inscrite dans le moment présent et le dépasser, afin de rester en accord avec ce qui taraude depuis toujours le cœur du poète.


Michel Capmal qui est un ami de ce blog, nous en livre ici un premier écho écrit en juin dernier :
 
Faire vivre la poésie


Ces quelques lignes ne sont pas un compte-rendu de lecture du livre récemment paru de Jean-Luc Pouliquen intitulé Faire vivre la poésie - et dont le contenu est tout à fait appréciable par la sincérité de son questionnement et la qualité des contributions - mais d’abord l’expression qu’un tel titre, avec toute sa force impérative, peut inspirer à lui seul.


A la veille d’un énième Marché de la Poésie, place Saint-Sulpice à Paris, (où l’on devrait déployer la banderole souhaitée par Brigitte Maillard pour les marchés bretons : « N’abandonnez pas la poésie aux poètes… ») pour faire vivre la poésie, c’est le mot incarnation qui paraît s’imposer. Répétons-le, il ne s’agit pas de « consommer » ou de « produire » des poèmes, pas plus que de vivre « de » la poésie ni même « pour » la poésie mais véritablement, et en quelque sorte, « par » la poésie. Une langue inconnue, probablement. « Le poème comme lieu de délivrance et non celui d’une contrainte. » Mais, tout en préservant son « âme d’enfant », c’est une voie périlleuse qui s’impose et correspondrait à « la voie sèche » des alchimistes. On devient à soi-même son propre athanor. Le travail s’effectue au plus profond et à fleur de vie. Un choix de vie dont les inévitables aléas ont valeur d’enseignement. C’est ainsi que la poésie, dont le sens ne sera jamais épuisé, est l’évidence même. L’évidence d’être relié et de participer à la relation. Dans un rapport sensible et profond à l’inachèvement fécond d’une quête de vérité « dans une âme et un corps » (Rimbaud). Et l’on s’accorde avec l’apparent paradoxe de cette maxime : « Ce n’est pas le temps qui passe, c’est nous qui passons dans le temps. »


En l’époque présente, où la vie assistée par ordinateur et l’acculturation technocratique ont presque aboli la vie « privée » et menace la « vie intérieure » de disparition, il est devenu de première nécessité pour la vraie poésie de s’incarner au cœur du désenchantement du monde, de sa dématérialisation programmée (la victoire du matérialisme le plus vulgaire) et de son agitation incessante et insensée. Il est opportunément rappelé page 72 le Donc c’est non de Henri Michaux. Un refus exemplaire de reconnaissance sociale « officialisée » par l’Université et l’Édition. Et n’y aurait-il pas, un peu partout en ce monde « mondialisé », nombre de résistantes et résistants se tenant par-delà le ressentiment et la frustration dans un rapport solaire entre l’humain et le non-humain. Présentes et présents à eux-mêmes sans orgueil inutile ni fausse humilité. Dans la justesse du langage rendu à son magnétisme cosmique. Incarnation de l’unité de l’être, unité jamais acquise de manière définitive mais parfois survenant ici et maintenant, dans le plus haut registre de l’expression de l’aventure humaine, la poésie. L’infini, en nous-mêmes. L’infini et son incarnation. La multitude des singularités habitant le monde. Le monde redevenu réel. Ce qui est en jeu, tel un Grand Jeu, c’est l’élaboration d’une poétique. Tout en vivant existentiellement au jour le jour. Et aussi parfois « matériellement », cela peut arriver


On sera bien sûr d’accord avec Jean-Luc Pouliquen évoquant, au cours de son échange avec Beth Gersh-Nešić, « la poésie au niveau viscéral… » Et affirmant : « …C’est lui (l’artiste) qui est le mieux placé pour savoir ce qui lui est le plus favorable ou au contraire préjudiciable. Car c’est dans la liberté et l’indépendance que se forge les œuvres les plus durables. »


Etant donné l’état du monde, actuellement à la limite, on peut souhaiter une fertile convergence entre, par exemple, le fervent humanisme de L’École de Rochefort et la grande voix « impersonnelle » de Saint-John-Perse ; laissant au parking subventionné l’égotisme étriqué et poétiquement conforme de quelques poètes contemporains. Et pour en finir avec tout jugement moralisateur, la voix d’Antonin Artaud reviendra aussi vers nous. Ensuite par ricochet, celle du « mauvais garçon » François Villon. Mais sans oublier « les exopoètes » qui ont d’autres pratiques que l’écriture de poèmes, selon Georges Amar qui a longtemps fréquenté Kenneth White, toujours vivant. Ni perdre de vue le bel ordinaire du quotidien qui, dans le fond, n’est en rien incompatible avec l’exception, l’excellence, l’impossible.


Ces quelques lignes sont à rapprocher des textes hébergés dans ce même blog, notamment L'écart, l'éclair et de ma contribution au numéro de la revue Vocatif, animée par Monique Marta et en partie consacré au poète dans la cité : Un fugueur dans la cité-vortex.


                          Michel Capmal

Complément :
-Pour se procurer le livre.

samedi 22 juin 2019

La simple évidence de la beauté

Au mois de mars nous donnions la parole à Brigitte Maillard pour partager avec elle son action poétique en pays bigouden. Celle-ci venait en complément de son œuvre écrite dont le recueil que nous présentons aujourd'hui est la dernière actualité. Il s'agit en fait d'une nouvelle édition revue et augmentée d'un précédent titre mais cette fois complétée de photographies qui viennent dialoguer avec les poèmes.


Laissons Pierre Tanguy, dans une proximité tout autant poétique que géographique avec l'auteure, nous faire part de ses premières impressions de lecture :

     « La beauté sauvera le monde », disait Dostoïevski. « La poésie sauvera le monde », affirmait Jean-Pierre Siméon dans un livre-manifeste du Printemps des poètes. La beauté et la poésie font alliance dans le recueil de poèmes et des photographies de Brigitte Maillard.
   Auteur/poète, éditrice, chanteuse : Brigitte Maillard a plusieurs cordes à son arc. Elle aime les gens, la nature, les paysages. Avec une affection particulière pour la baie d’Audierne, à tel point que cet espace emblématique de la Cornouaille (où la mer aborde le littoral avec fracas) est devenu pour elle le lieu d’une révélation. « Un jour, raconte-t-elle, sur une plage de la baie d’Audierne, la beauté s’est emparée de tout mon être. Inoubliable instant car la beauté a quelque chose d’incroyable à nous dire. Derrière ce monde respire un autre monde ».
   Pour témoigner de ce tressaillement intime devant la beauté, Brigitte Maillard recourt bien naturellement au poème et à la photographie. Voici, offerts à nos yeux, des estrans parcourus de ruisseaux sous des cieux plombés, des vagues giclant avec fureur sur les rochers pointus, une neige de mouettes ou de goélands sur la grande bleue soudain calme … « Je suis au bord de l’eau/Fidèle au brin d’osier/Déposé par les oiseaux », écrit-elle. « De tout, je fais un endroit de mon cœur » (…) « L’onde court dans ma main ».
   Le poète et académicien François Cheng, que Brigitte Maillard évoque dans ce recueil, écrivait à propos du Mont Lu dans la province de Jiangxi (dont il est originaire) qu’il offrait « des perspectives toujours renouvelées et des jeux de lumière infinis ». Ce sont ces jeux de lumière que Brigitte Maillard capte par l’image et le texte. Son mont Lu à elle, c’est d’une certaine manière la baie d’Audierne où elle se sent « vêtue d’espace ».

Et terminons par un poème extrait de La simple évidence de la beauté dit par Brigitte Maillard elle-même :


Complément :

jeudi 23 mai 2019

Amitié à Jean-Jacques Boitard

Cette année 2019 est l'année de quatre-vingts ans de Jean-Jacques Boitard. Je saisis l'occasion pour rendre hommage au chanteur-poète qui fut un compagnon de la première heure des Cahiers de Garlaban et avec qui fut envisagé un fructueux dialogue entre poésie et chanson, un thème que nous avons déjà évoqué dans ce blog.
C'est par Jean Bercy que notre groupe dont il faisait partie et composé par ailleurs de Claude Cauqui, Denis Constans, Charles Thomas, Eric Tremellat et moi-même fut mis en contact en 1983 avec Jean-Jacques Boitard. Nous organisions une soirée de poésie dans le village de Lascours, au pied du Garlaban, et souhaitions entrecouper nos lectures de chansons. L'expérience fut concluante et Jean-Jacques Boitard fit désormais partie de notre programmation chaque fois que nous nous produisions face à un public.

Jean-Jacques Boitard à Lascours en novembre 1987

La collaboration avec le chanteur ne s'arrêta pas là. En 1985 pour le centenaire de la mort du grand poète marseillais Victor Gelu, Jean-Jacques mis en musique quelques uns de ses poèmes et nous aida dans la réalisation d'une cassette audio qui lui était dédiée. Sur cette lancée, il mit en musique nos propres textes et produisit un disque puis une cassette intitulée Jean-Jacques Boitard chante les Cahiers de Garlaban. On peut aujourd'hui l'écouter sur le site de l'artiste.
La mort de Jean Bercy en 1986 fut une épreuve pour le groupe. Charles Thomas devait le rejoindre en 2008 et Claude Cauqui en 2017. Les chansons de Jean-Jacques nous rappellent aujourd'hui avec plus d'intensité encore les heureux moments que nous avons passés tous ensemble grâce à la poésie et dans l'amitié.
La poésie, la fantaisie, l'humanité encore possible dans ce monde, Jean-Jacques Boitard n'a cessé et ne cesse de les célébrer dans une recherche exigeante où paroles et musiques continuent  d'exercer sur nous leurs pouvoirs bienfaiteurs.


Complément :

samedi 20 avril 2019

Le souvenir d'André Salmon

Le 12 mars dernier, voilà cinquante ans que disparaissait le poète André Salmon. Pour lui rendre hommage, je vais évoquer trois personnes qui me l'ont rendu proche.


La première d'entre elles est Jean Bouhier, le fondateur de L’École de Rochefort. Il aimait à rappeler qu'André Salmon fut un des premiers à soutenir son initiative par un poème adressé pour le nouvel an 1942 qu'il avait écrit spécialement pour lui et René Guy Cadou. J'ai pu mesurer des années après que ce soutien n'était pas de circonstances. Il y avait véritablement des valeurs communes, à la fois humaines et esthétiques, à André Salmon et ses amis (qui s'appelaient Guillaume Apollinaire et Max Jacob) et les poètes de Rochefort.
Jean Bouhier s'était retiré en 1973 à Six-Fours-les-plages, commune limitrophe de Sanary-sur-mer où habita André Salmon à la fin de sa vie. C'est là qu'après sa mort, il rencontra son épouse Léo dans sa villa "La Hune" située boulevard Kisling, du nom du peintre de L’École de Paris qui avait été un ami d'André. Jean Bouhier participera aux travaux de rédaction de la revue Créer pour rendre hommage à André Salmon.

De gauche à droite : Pierre Bernard, du journal "L’œuvre", Max Jacob, Géo London, André Salmon, à Quimper, sur les quais de l'Odet, lors du procès Seznec

La deuxième personne qui m'a parlé d'André Salmon est Geneviève Latour qui nous a quittés au mois de février dernier. Elle avait connu André Salmon du temps où elle dirigeait la fondation Paul Ricard sur l'île de Bendor que l'on pouvait apercevoir depuis sa villa "La Hune". André Salmon lui avait donné un miroir dans lequel Guillaume Apollinaire s'était regardé, miroir qu'elle avait par la suite installé dans son domicile parisien où je l'avais rencontrée et dans lequel je m'étais à mon tour regardé comme tous les invités de cette femme si généreuse et accueillante.



La troisième personne à m'avoir parlé d'André Salmon est la critique et historienne de l'art new-yorkaise Beth Gersh-Nešić. Notre ferveur commune pour le poète nous a permis d'engager une conversation transatlantique au cours de laquelle de nombreuses fois André Salmon a été mis à l'honneur. Spécialiste du Cubisme, Beth a rappelé par exemple son amitié avec Picasso pour lequel il trouva le titre de son fameux tableau : Les Demoiselles d'Avignon. A l'instar de la "bande à Picasso" composée du peintre, de Max Jacob, de Guillaume Apollinaire et d'André Salmon, Beth fait aujourd'hui partie de la "bande à Salmon". En effet avec l'universitaire française Jacqueline Gojard et italienne Marilena Pronesti, elle travaille à entretenir le souvenir du poète qui reste encore à découvrir ou à redécouvrir.

Compléments:
- Le site officiel consacré au poète.
- Le blog de la "bande à Salmon".
- André Salmon parlant de son ami Apollinaire.

vendredi 8 mars 2019

Passage du poète - II


Il y a quelques années, nous avons consacré une chronique de ce blog au livre de Charles-Ferdinand Ramuz Passage du poète. Nous allons aujourd'hui actualiser ce thème avec Brigitte Maillard. Comme dans le livre de Ramuz, elle va nous faire part de son expérience pour donner à son action et ses rencontres, une dimension poétique.

Brigitte, nous avons déjà eu l'occasion de parler de votre présence poétique sur les marchés de Bretagne. L'an dernier nous avons rendu compte du dossier consacré à la poésie que vous avez réalisé pour la revue Reflets. Nous n'oublions pas non plus votre propre écriture à travers notamment votre livre À l'éveil du jour que nous avions également présenté. Mais c'est d'une autre initiative que vous avez prise dont il s'agit maintenant..

Oui Jean-Luc et merci de m'accueillir à nouveau sur votre blog. Les circonstances m'ont entraînée sur un nouveau chemin d'action poétique.  Depuis 3 ans, je participe à l'élaboration d'un salon du livre doublé d'un concours de textes poétiques. Cet événement s'est bâti pas à pas, en collaboration étroite avec l'association Salon Bigouden du Livre et la municipalité de Pont-l'Abbé, capitale du Pays Bigouden. Une aventure intense, ancrée sur un territoire qui, au travers du concours particulièrement, me met face à mon engagement en poésie. L'action est neuve sur le territoire. Elle met en jeu des forces que je n'imaginais pas.

Quelles sont ces forces que vous ne soupçonniez pas ?

Quand un territoire s'éveille à la poésie, c'est un surgissement.  Ces concours, permettent  l'éclosion de nouveaux talents et la découverte est riche ! Scolaires, anciens, jeunes adultes  se rencontrent autour d'un thème commun, en lien avec Le Salon annuel Bigouden du Livre. Le thème de cette année : " Des racines et des arbres ". Les textes poétiques affluent, et nous découvrons la diversité des écritures.


Votre concours lui a permis de s'inscrire dans les mots.

Cette diversité est si nécessaire aujourd'hui ! Garante du respect de nos différences et de l'acceptation "de ce qui constitue l'autre comme autre".
La poésie est une langue vivante, originale que chacun peut révéler. Mais son développement est difficile, elle peine à se faire reconnaître. La poésie me fait souvent penser aux langues disparues.
Selon L'Unesco 45 % des langues ont disparu entre le temps de la colonisation et le 20 ème siècle... Alors quand elle émerge avec cette force, c'est bouleversant. Les uns, les autres ont tant à  exprimer, ressentir, célébrer.

J'imagine que votre concours est l'occasion d'un événement particulier.

La remise des prix, quelques mois plus tard, permet à chacun de dire son poème et de découvrir, souvent en famille, la poésie tout simplement. Ce jeu de miroirs se prolonge au travers de l'édition d'un livre qui accueille les poèmes primés et une sélection des poèmes reçus. Plus tard, ce seront les poèmes primés que les promeneurs découvriront au fil de leur déambulation, auprès de la rivière de Pont-l'Abbé.

Photographie de Roland Chatain

Toutes ces initiatives me semblent particulièrement valorisantes.

Ainsi se tissent depuis trois ans, dans la ville de Pont-l'Abbé et ses environs, "un trésor poétique". Les témoignages que je reçois me permettent de dire que cette action stimule la découverte de cet ensemble : poésie, poème et poète.  Et c'est primordial. La poésie, du fait de sa méconnaissance,  souffre beaucoup de l'entre-soi créé par les poètes eux-mêmes. Là, la Poésie revient à elle ! Se découvre face à tous ces nouveaux visages.

Photographie de Brigitte Maillard

Oui, la poésie sort toujours gagnante lorsque elle est dans une démarche d'ouverture. Mais cette ouverture n'est-elle pas inscrite dans son ADN, pour reprendre une expression dans l'air du temps ?

Elle est ouverture. A tel point qu'elle se fond dans le paysage (sourires). Plus sérieusement, sa présence nous élève. Il y a quelque chose de mystérieux en nous que l'état de poésie nous permet d'approcher. L'instant est précieux, la respiration aussi. Le poète ne ramène-t-il pas l'homme à la vie ? Au fond, écrire des poèmes n'est-ce pas aller contre la nature même du monde ? Découvrir cette frontière entre "Pays rêvé, Pays réel" titre d'une œuvre du poète Édouard Glissant ?

Cette frontière que l'on franchit en empruntant le "passage du poète". Merci Brigitte !

Complément : 
- Le recueil des poèmes primés sur le site Monde en poésie.

jeudi 21 février 2019

Du baume aux cœurs

Jean-Albert Guénégan est un familier de ce blog. En décembre 2017 nous avions parlé du bel hommage qu'il avait rendu à Charles Le Quintrec. Aujourd'hui nous présentons son dernier livre qui mêle également prose et poésie.


Au début des années soixante Jean Breton et Serge Brindeau avait écrit un manifeste qui s'intitulait Poésie pour vivre - Manifeste de l'homme ordinaire. Dans le prolongement des poètes de L’École de Rochefort, Jean Breton et Serge Brindeau appelaient à une écriture parlant de la vie de tous les jours par opposition aux écrits des poètes qui se voulaient les messagers des Dieux et restaient de ce fait inaccessibles au plus grand nombre.
Avec Du baume aux cœurs Jean-Albert Guénégan s'inscrit dans cette filiation du poète qui se veut au milieu des hommes de son temps pour en traduire les préoccupations quotidiennes.
Ainsi une grande partie du livre sera consacrée au marché, ce temps privilégié de la vie de la cité où bat le cœur de l'humanité. C'est là que l'auteur aime à se retrouver chaque semaine en quête du spectacle du monde et de la chaleur qui s'en dégage.
Un matin il y recevra un SMS lui apprenant un attentat à Paris qui le bouleversera. Dès lors sa quête du sens de notre séjour ici-bas sera plus aigüe en même temps que son besoin de réconfort pour croire encore en la vie.
Ce réconfort, il le trouvera d'abord auprès de la femme aimée depuis toujours. Et puis un chaton ramené du marché donnera à la vie de tous les jours une nouvelle fraîcheur, une primitivité qui viendra contrecarrer le tragique apporté par l'attentat de Paris. Au carmel tout proche, l'auteur ira aussi se ressourcer. Cette visite lui permettra de rentrer plus intensément en lui-même et d'y chercher les signes d'une espérance à laquelle il ne veut cesser de croire. Enfin la nature et le bord de mer seront régulièrement convoqués pour des rendez-vous de grande amplitude et de communion cosmique.
Par son lyrisme imagé et sobre, n'hésitant pas à recourir à la langue parlée et aux répliques du grand cinéma populaire, Jean-Albert Guénégan aura réussi, en traduisant cette expérience qui est aussi la notre, à nous donner véritablement à la fin de l'ouvrage du baume au cœur et nous l'en remercions.

Complément :
 - Le livre est à commander chez l'auteur au prix de 12€ + 3€ de port (Jean-Albert Guénégan, 33 rue des Jardins, 29600 Morlaix).

jeudi 31 janvier 2019

L'œuvre poétique d'Henri Espieux

Jean-Pierre Tardif est un familier de ce blog où nous avons eu l'occasion de parler de sa propre poésie, de lui laisser la parole pour raconter l'histoire de la revue OC dont il a été l'un des directeurs, ou encore pour nous présenter des poètes occitans qui lui sont chers comme Michel Miniussi. Aujourd'hui, il nous propose une lecture magistrale du premier tome des œuvres poétiques complètes d'Henri Espieux qui vient de paraître.


HENRI ESPIEUX
TROBAS I, éditions Jorn

« Que ma patria es de l'escriure...

Escrive a ne morir, que sabe
Que per una part, mendre o màger,
Nosautris òmes, ne viurem.

Fòrt e mòrt. E mai fòrt que mòrt. »

« Car ma patrie est l'écriture... 

J'écris à en mourir, certain
Que pour une part, moindre ou considérable,
Nous en vivrons, nous autres, hommes

Fort et mort. Et plus fort que mort

    Henri Espieux, B-es-sif

Né à Toulon en 1923, mort à Nîmes en 1971, Henri Espieux est l'un des grands poètes occitans dont le nom revient souvent quand on évoque les apports majeurs de la littérature en langue d'oc au XXe siècle. Et pourtant son œuvre est largement méconnue. Peu de recueils poétiques de l'auteur ont en effet paru de son vivant : importants certes, mais, pour la plupart, comprenant une vingtaine de pages tout au plus. Deux autres ont cependant vu le jour après sa mort, dont Jòi e Jovent, poème majeur, édité en 1974 par Jean Larzac, à l'IEO.
Ayant longtemps vécu à Paris pour des raisons professionnelles, puis revenu en pays d'oc à la fin de sa vie, Espieux, « en exil » comme après son retour, a écrit presque quotidiennement. L'oeuvre restée manuscrite est abondante. Claire Torreilles, « confrontant sources manuscrites et textes imprimés », a choisi de la publier selon un ordre chronologique « en autant de sections que l'on établirait de recueils distincts », et les éditions Jorn nous proposent aujourd'hui le premier tome de ces Tròbas : celles qui correspondent à la période 1947-1960.

 
« LUIRE DANS LE NOIR »

Paradoxalement, ce qui frappe d'abord, dans cette œuvre éparpillée, c'est l'exigence de construction, de mise en forme, comme le souligne d'ailleurs Claire Torreilles. Comme si tout ce qui échappe, tout ce qui est déchiré, tout ce qui est de l'ordre de la chute et de la perte – avec, au cœur de l’œuvre, la langue et le peuple d'oc en résonance avec l'expérience de l'auteur lui-même - devait trouver une rédemption dans l'écriture. Il est vrai que la vie même du poète, à Paris et ensuite au pays, fut douloureuse. Tous les témoignages des écrivains d'oc qui l'ont côtoyé concordent : la souffrance chez lui allait de pair avec une attitude de dignité et d'extraordinaire noblesse qui avait sa source dans la conscience poétique qui l'habitait.
C'est peut-être Max Rouquette qui a le mieux fait le portrait d'Espieux en quelques mots qui sont autant de traits bouleversants, inoubliables, évoquant : « ce regard, ce pâle visage de prince exilé, ce maigre corps qui était tout esprit » (in revue OC, n° 5, printemps 1972). Aussi le poète limousin Jean Mouzat, qui l'a bien connu à Paris, à la fin de la seconde guerre mondiale, peut-il aller jusqu'à écrire : « Je pense parfois que le pauvre Henri était notre poète maudit, peut-être un Verlaine occitan... » (ibidem). Et Bernard Manciet se souvient lui aussi avec une émotion non contenue de leurs errances de jeunes poètes dans une capitale à peine sortie de la guerre : « Henri m'écrivait maintenant moins souvent, depuis que je ne l'avais plus vu, depuis cette nuit où je le réveillai, et où il m'apparut, plutôt qu'il ne s'éveilla (…) Nous eûmes vingt ans ensemble, vingt ans dans ce Paris encore sombre, où nous galopions comme des rats empoisonnés de son XVIe aux gares, du lettrisme au Lutétia, jusqu'au carrefour Saint-Germain. Et après nous galopions encore la nuit surtout -le jour il avait mal aux yeux- de son bureau du Tourisme au studio où habitait alors mon ami, Bernard de Novembre (...) » (ibidem).
On devine assez, à travers ces témoignages, combien, chez Espieux, la souffrance s'accompagne de la recherche éperdue d'un chant qui soit délivrance. C'est la « lutz dins l'escur », la « lumière dans le noir » du recueil publié par Seghers en 1954 : Luire dans le noir (avec, dans le même ouvrage, des poèmes en wallon d'Albert Maquet).

« De jorns venon puei, lagui e malautiá
Que l'aiga es barrada e que li dançaires
Dançan desenant dins lo clar exili
Qu'a grand giscle cai lòng di seuvas grands.

L'aiga desenant me tòrna mirau,
E miralha en dòu lo gaug dau celèstre... »

« Lors viennent des jours, ennui, maladie,
Où se ferme l'eau, tandis que la danse
Danse désormais dans le clair exil
Qui jaillit le long des grandes forêts.

Et l'eau désormais me revient miroir,
Et reflète en deuil la grâce du ciel... » 

Mais la douleur, le naufrage, le deuil, la perte sont en même temps vécus par Espieux à l'échelle de tout un peuple et de sa langue, avec, à l'horizon le rêve d'une libération :

« Li mots que li vòle son delembrats
Dins lo gorg de la carn d'un pòble...

Un sòmni li mourà, ma sobeirana,
Flume resclaus, sòmni d'esclau,
E dins un rèc de lutz, sensas cadenas,
Estela e paga e gaug serà tot çò perdut. »

« Dans le gouffre de la chair d'un peuple
Ils sont oubliés les mots que je cherche...

Un songe les mouvra, ma souveraine,
Fleuve clos, songe d'opprimé,
Et, dans un sillon de lumière, sans chaînes,
Etoile et paix et joie sera qui fut perdu. » 

 
« LO VENT S'ENCREIS A MA ¨PARAULA / LE VENT GRANDIT DE MA PAROLE »

On ne manquera pas de remarquer que ce mouvement de la chute au salut dans le songe, passe, chez Espieux, dans la majeure partie des poèmes, par la mise en œuvre de la symbolique ou plutôt de la dynamique du vent. C'est ainsi que dans ce même poème, extrait de « Lutz dins l'escur », la scène est dominée par les jeux du vent dans les hauteurs :

« Entre es amont que jòga l'aura
E per l'amara gaug dis aglas. »

« Tandis que là-haut la brise se joue
Et pour l'amère joie des aigles. »

Notons que dans un curieux Libre de memòrias / Livre de mémoires - sorte de journal littéraire écrit en 1950 et dont l'édition de Claire Torreilles nous procure de précieux extraits- apparaît la manifestation d'une conscience particulièrement aiguë, chez Espieux, de l'importance du « pneuma », du souffle, et partant de là, d'un imaginaire du vol, de l'essor ailé dans le vent. Singulièrement c'est d'ailleurs à partir de son expérience de fumeur que le poète éprouve cette sensation de « libération aérienne » :
« Ainsi je comprenais que dans l'action de fumer, mon plaisir était essentiellement respiratoire, plaisir d'avaler de l'air et du vent et de rejeter de légères brumes argentées que je chassais devant moi par ma respiration. Quand je me couchais chaque nuit, le ciel qui était enfermé dans ma poitrine était un épais matelas de vent, et il me semblait que j'étais moi-même chassé, que je volais poussé par le souffle de mes poumons. » ( in Libre de memòrias / Livre de mémoires, « Le vent »)
Pour ce qui est des poèmes réunis ici, L'Istòria dau vent / L'Histoire du vent qui ouvre la suite poétique « Lo Bèl Narcissus » (circa 1950) inaugure, en quelque sorte, l'empire du vent, son rôle central, sa dynamique d'expansion vitale au cœur de l’œuvre, dans la parole qui est l'incarnation du souffle poétique manifesté en langue d'oc :

« D'aquela causa a nom lo vent
E tanlèu l'aver designada
que s'espèrta e nais e s'enlaira,
lo vent s'encreis a ma paraula »

« Cette chose a nom le vent
Et aussitôt qu'on la nomme
elle naît, s'éveille et s'élève,
le vent grandit de ma parole »

Et plus loin :

« Lo vent s'es levat que sonava
son nom... »

« Le vent s'est levé à l'appel
de son nom... »

Le poème intitulé de façon significative « Gramatica occitana / Grammaire occitane » va dans le même sens : il évoque la recherche d'une langue qui soit en même temps sortilège, « incant » (« charme », dirait Valéry), ce qui implique un mouvement ascendant vers « l'etèrne e lis etèrnes », « l'éternelle éternité », - sur les ailes du vent provençal par excellence, le mistral :

« Dins lo jorn e li calabruns
Cargats de sau, pastats de luna,
Mònta una poncha de sobèrna,
Ala aguda dins lo mistrau. »

« Dans le jour et les crépuscules
Chargés de sel, pétris de lune,
Monte une pointe de marée
Aile aiguë dans le mistral. »

C'est le vent que l'on retrouve dans certains passages « cosmiques » du recueil Jòi e Jovent, à la fin de ces Tròbas I.
Certes, il y a bien la chute dans le gouffre du temps qui traverse le poème intitulé« Lo Raubatòri / Le Rapt », mais il y a le vent, revenant comme un leitmotiv, - souffle originel ponctuant l'évocation :

« Mai me teniá lo vent, lo vent primier, lo mèstre,
Lo vent sens nom, lo vent en cèrca de paraula »

« Mais le vent me tenait, le vent premier, le maître,
Le vent sans nom, le vent en quête de parole. »


Et ce vent, dont la main précipite d'abord le poète dans l'abîme, sera à la fin -avec l'eau- au cœur du retour de - et à - l’Éternité :

« Dins lo prigond di temporas sens nom
Ai davalat d'aquí que ieu ne venga
Espelofit d'etèrne (...)
L'esquina au barri dau non-res apeonada

E l'uèlh virat devèrs este avenir

Dont, per l'aiga e lo vent, barri, l'Etèrn nos tòrna. »

« Dans la profondeur des époques sans nom
Je suis descendu jusqu'à devenir
Tout échevelé d'éternité (...)
L'échine au rempart de néant collée,

Et les yeux tournés vers cet avenir

D'où, dans le vent et l'eau, falaise, revient l'Eternité. »

Devant de telles manifestations de « l'imagination aérienne dynamique », comment ne pas penser à Gaston Bachelard ? Les nombreux exemples de mise en œuvre d'un imaginaire du vent dans l'oeuvre d'Espieux ne pourraient-ils pas servir d'illustrations à l'ouvrage L'air et les songes, Essai sur l'imagination du mouvement ? Y aurait-il là une coïncidence fortuite ? Comment le croire ? Et ce n'est sans doute pas sans émotion que l'on pourra alors lire la confidence de Jean Mouzat que nous traduisons ici, montrant que non seulement Espieux avait lu Bachelard, mais qu'il lui avait rendu visite, allant même jusqu'à lui soumettre des poèmes de l'écrivain limousin :
« Il (Espieux) se passionna pour Bachelard et ses géniales interprétations de rêves. Il me le fit découvrir, et alla voir le maître. Je crois qu'il lui avait montré quelques-uns de mes vers et ils en parlaient... » (Jean Mouzat, in OC n° 5, printemps 1972)

 
« QU'ESPELIS QUE LO QUITE AMOR / QUE NE FAIT CROÎTRE QUE L'AMOUR »

Mais il est une autre grande thématique présente, explicitement ou en filigrane, dans bien des poèmes de cette première époque (1947-1960): c' est celle de l'amour. Elle peut garder encore ici des accents un peu « rhétoriques », souvent en lien avec la langue, le peuple, la littérature d'oc médiévale et la civilisation de la Fin'Amor. Le Cançonièr par exemple comporte une « Cançon de Pèire Vidal / Chanson de Pèire Vidal », en hommage au célèbre troubadour toulousain :

« Quau tornarà las amorosas
Las qu'as agudas, las qu'auràs,
Totas aquelas qu'alassères
De ton amor despoderat ? »

« Qui rendra les amoureuses
Celles que tu as eues et celles que tu auras,
Toutes celles que tu as lassées
De ton amour désespéré ? »

Quant au recueil Quoniam dilexi, qui comporte sous le titre « Portulan » une évocation de villes occitanes en résonance, pour chacune d'elles avec un vécu amoureux, il est placé sous le signe de Flamenca, grand roman d'amour du XIIIe siècle, toujours dans le contexte de la civilisation occitane médiévale. C'est ce même amour du temps des Troubadours que le poète appelle le peuple d'oc à retrouver parce que c'est cet amour qui « définit » le mieux ce peuple :

« O pòble, tòrnes a quau siás.

Tòrna a l'Amor, mèstre de jòia
E qu'ensenhères per lo mond
De per la canta sobeirana
Di trobadors e di joglars. »

« O peuple, deviens qui tu es.

Reviens à l'Amour, au maître de joie ;
Tu l'as enseigné dans le monde entier
Par la chanson souveraine
Des troubadours et des jongleurs. »

On ne saurait cependant réduire la poésie d'amour d'Espieux, même celle qui correspond à cette première période, à cet Amour troubadouresque avec un grand A ou aux amours conventionnelles au pluriel ( « O mas amors » / « O mes amours) de certains vers. Déjà plusieurs poèmes présents dans Tròbas I évoquent la profondeur d'un amour vécu, celui qui sera au cœur, plus tard, de la poésie des dernières années. Comment ne pas penser, par exemple, à la dernière strophe d' « Eure / Lierre » (circa 1953) avec, en exergue, de manière significative, les mots « Per tu / Pour toi ») ?

« Amor que m'as tornat, pantaise.
Ne vòle saber res. Que t'ai.
L'avalida nos es consenta.
Podèm morir, que nòstra jaça
Grelharà puei aquelis eures
Qu'espelís que lo quite amor. »

« Mon amour revenu, je rêve.
Et n'en veux rien savoir. Je t'ai.
Le crépuscule nous attriste.
Mourons plutôt, de notre couche
Surgiront bientôt ces lierres
Que ne fait croître que l'amour . »

C'est cet amour « à en mourir », pour reprendre une expression que le poète employait pour parler de son écriture, qui sera au centre des poèmes de la fin. Robert Lafont a évoqué cette période :
« Et puis les dernières années : les poèmes sont plus rares, le bonheur plus stagnant, frémissant encore un peu. Espieux a trouvé une paix d'amour qui le suivra jusqu'à sa dernière heure... Une femme, Raymonde, lui a rendu le monde habitable, ce que personne n'avait jamais véritablement réussi à faire...» (Robert Lafont, in OC, n° 5, printemps 1972) .
Lafont recevra des mains d'Espieux le dernier recueil destiné à l'impression ; ce sera Lo temps de nòstre amor Lo temps de nòstra libertat / Le temps de notre amour Le temps de notre liberté, qui verra le jour juste après la mort du poète.

Mais là on n'est déjà plus dans Tròbas I. Le présent tome s'arrête aux productions de l'année 1960. Et même si, au fond, Espieux y est déjà tout entier, il ne constitue qu'une première approche.

On attend donc avec impatience le second volume.

                                                                        Jean-Pierre Tardif
                                                     
  
Complément :
- Le livre est à commander aux éditions Jorn, 38 carrièra de la Dysse, F-34150  MONTPEYROUX, au prix de 25 € l'exemplaire (règlement à effectuer à l'ordre de "Association Jorn" par chèque bancaire ou postal).

samedi 19 janvier 2019

Pour une bonne année en poésie !

En janvier 2018, nous avions commencé l'année par la présentation d'une nouvelle revue. Cette fois nous démarrons avec une parution qui a fait ses preuves et qui continue de jouer le rôle que l'on attend d'elle, à savoir de stimuler l'authentique création poétique. Marie-Josée Christien, qui la dirige et qui a déjà été présentée et publiée dans ce blog, nous a autorisés à reproduire son dernier éditorial. Son analyse et son point de vue coïncident si bien avec les nôtres que nous avons pensé qu'ils seraient une parfaite introduction pour bonne et véritable nouvelle année en poésie. 


L'essence du poème

  Si l’on observe les parcours de la poésie et du roman depuis la fin des années 80, on constate le regain bienvenu du roman et l’éclipse apparente de la poésie. En quelques décennies, tandis que le roman est parvenu à rejeter les oripeaux hérités du « nouveau roman », à contourner les pièges de ses ex-prétendues avant-gardes et à se défaire de ses nombrilismes, la poésie est devenue presque illisible, dans tous les sens du terme. Il n’en fallait pas plus pour qu’elle disparaisse pratiquement de la presse et des médias, y compris de la sphère culturelle.
  On ne la rencontre pas forcément non plus là où elle devrait se trouver. Les lieux (au sens large) qui devraient s’y consacrer, à de rares exceptions près, ne cherchent pas à rendre compte de la diversité de la parole poétique d’aujourd’hui et à l’accompagner par une réflexion partagée. Ils la délaissent par facilité pour se tourner vers le spectacle dit « vivant » et les « performances » de quelques aimables bateleurs en recherche d’autopromotion plus que d’expérimentation réelle en matière de poésie. Ces derniers, lui retirant sa substance et son essence, ne proposent la plupart du temps de la poésie qu’un repoussoir, une caricature gesticulatoire et ennuyeuse.  De fait, en poésie, les innovations de ces dernières décennies se sont limitées à des tics typographiques et de langage, vite devenus des vieilleries datables. Après la mode des tirets et parenthèses, celle des archipels de mots gras ou en italique, sont venus les artifices de mise en page : rejets de la dernière syllabe du mot final, éclatement, fragmentation et dispersion du poème sur la page… Ce qui n’empêche pas la platitude, laissant une impression morne et  ennuyeuse à la lecture.
  Parallèlement, il se répand chez les poètes, avec inconscience, et avec cynisme parfois, la tentation démagogique de rupture avec les générations précédentes, mortifère et contre-productive. Or lire ses aînés est le chemin indispensable pour trouver sa propre voie, la continuité étant nécessaire entre la créativité d’aujourd’hui et l’héritage de nos prédécesseurs. 
  La poésie est pourtant loin d’être obsolète et son rôle n’est pas dérisoire. Elle doit aujourd’hui reconstruire du collectif là où il n’y a plus que des individus et des ego en concurrence. De souterraine et retranchée dans un entre-soi, la poésie replacée dans le monde qui nous entoure parlera alors à chacun. Pour qu’elle échappe aux modes et cesse de n’être qu’un vain exercice sophistiqué de langage, elle doit devenir une création de l’esprit qui ouvre sur la vie et sur le monde, comme le conçoit le poète Kenneth White : « Pour moi, la poésie ce n’est pas des états d’âme, des émotions ni des jeux verbaux. C’est une activité fondamentale de l’esprit. » Max Jacob pressentait déjà que « la poésie redeviendra humaine ou périra comme inutilité ». Car elle porte en elle cette capacité à métamorphoser la création individuelle en élan collectif. C’est là un enjeu de taille.
 Une initiative courageuse est venue de Reflets, revue trimestrielle et généraliste diffusée en kiosque. Pour son numéro de l’été 2018, elle a parié avec succès sur la curiosité des lecteurs en consacrant son dossier à la poésie. Un exemple à suivre ! Sur les 83 pages du numéro, le dossier « Poésie, dire l’indicible »  en comporte 32, ce qui est en soi une gageure. Réalisé avec le concours actif et éclairé de la poète Brigitte Maillard qui expérimente et multiplie les initiatives pour sortir la poésie et les poètes de leur confidentialité, il se structure entre quatre thèmes qui pourraient être les points cardinaux de la poésie : « s’émerveiller » (Christian Bobin, Pierre Tanguy et le haïku…), « renaître à la vie » (Brigitte Maillard, Stéphane Hessel, Jacques Lusseyran, Robert Desnos…), « les enfants sont des poètes » (Jean-Luc Pouliquen), « l’invisible devient visible » (Laurent Terzieff, Gilles Baudry, François Cheng). Pas de savantes gloses universitaires, ni de jargon de spécialistes, mais des entretiens et des articles écrits à la première personne qui établissent d’emblée une proximité avec le lecteur. 
Ce riche dossier accessible aux lecteurs non-avertis témoigne que la poésie peut être abordée avec simplicité. Puissent d’autres revues et journaux oser la poésie à leur tour.
Marie-Josée Christien

Complément :