Il y a peu j'ai commencé à parler
du travail original et inédit que mène Reza Afchar Nadéri pour faire connaître la poésie persane moderne. Avec ce numéro 54 de la revue
Bacchanales il vient de frapper un grand coup puisque il nous présente sept poètes libertaires d'Iran dont il a traduit et commenté pour l'occasion les textes. Ne nous y trompons pas cette parution est plus qu'une anthologie. Son maître d’œuvre qui en a soigné chaque détail et guidé l'illustration nous propose en fait un outil pour nous interroger sur la poésie en général, la poésie française en particulier en y associant l'art tel qu'il est devenu et qu'il pourrait être. Il ne s'agit pas d'un livre d'érudition, c'est quelque part un manifeste pour la poésie quand elle a retrouvé toute sa force et sa vérité.
Voici quelques éléments pour en prendre la mesure. Cet extrait du prélude de Reza tout d'abord :
La résistance
culturelle, une tradition millénaire en terre de Perse
En Iran, la poésie libertaire existe
depuis toujours si l’on considère que Ferdowsi, auteur d’un
« Livre des rois » (Chahnameh), au 10e siècle
après Jésus Christ, a œuvré durant une trentaine d’années pour
libérer la langue persane du joug de l’envahisseur arabe. Il
l’affirmera en ces termes :
« J’ai tant œuvré durant
cette trentaine d’années
Ressuscitant la Perse par le parler
persan »
Une résistance autant culturelle que
formelle qui vaut à l’Iran d’aujourd’hui de parler encore la
langue héritée des ancêtres achéménides ou sassanides alors que
des pays d’Afrique du Nord et du Proche-Orient se sont vus
dépossédés de leur patrimoine linguistique auquel s’est
substitué le parler de l’occupant venu de Péninsule arabique.
Viennent ensuite d’autres générations
de poètes réfractaires, marquant leurs préférences et leurs
oppositions face à toute sorte de totalitarisme : idéologique,
religieux, social…
La liste est longue des tyrannies qui
se succèdent sur le plateau iranien engendrant autant d’anticorps
poétiques dont le plus fameux, le plus illustre, le plus populaire,
celui traduit en une multitude de langues, Khayyam de Nichapour. Ses
quatrains traduisent l’obsession d’une immanence radicale face
aux promesses d’un arrière monde aléatoire :
« On maintient que l’Eden est peuplé
de houris
Moi je dis préférer le bon jus de la
treille
Tiens bon ce comptant, oublie les
vaines traites
Ce n’est que de fort loin que le
tambour séduit »
En écho à cette voix libertaire
majeure viendra, dans l’ordre de la notoriété mondiale, Hafez de
Chiraz dont le « Divan », recueil de poèmes lyriques,
constitue l’œuvre maîtresse chère au cœur de tous les Iraniens.
Et que des « modernes » tels que Chamlou ont étudié, édité,
avec une approche nouvelle suscitant parfois la polémique.
Qu’importe. Ils sont toujours là,
aujourd’hui encore, ces monuments, habitant les cœurs et les
pensées de voix contemporaines, phares en quête permanente de
vitalité nouvelle.
Et celui-ci encore :
Les poètes d’hier au
cœur de la modernité
Qu’en est-il, aujourd’hui, de la
poésie persane, cet art considéré comme « l’expression la plus
brillante et la plus riche du génie iranien » ? Certes il y a
l’architecture, avec ces témoins fabuleux que sont, à travers les
âges, les palais de Persépolis ou les mosquées d’Ispahan. Certes
il y a les arts de la calligraphie, de la miniature, et des tapis
dont l’excellence est reconnue aux quatre coins de la planète.
Mais aucun art n’a jamais surpassé celui de la poésie, partie
intégrante de l’ADN perse.
Aujourd’hui, plus que jamais, elle
accompagne le citoyen iranien durant toutes les étapes de sa vie, du
berceau jusqu’à la tombe. La poésie, genre artistique majeur de
l’Iran, poursuit comme un long fleuve nourricier sa trajectoire en
empruntant aux époques et aux mondes qui l’entourent les formes et
les idées nouvelles tout en demeurant ancrée dans un patrimoine
multiséculaire.
Tout le secret de sa vitalité réside
dans cette fidélité aux origines. De Ferdowsi, le chantre de
l’épopée nationale, à Nima Youchidj, le père de la « Poésie
nouvelle », le lien n’est jamais rompu et c’est tout
naturellement que le poète d’avant-garde intègre dans ses
compositions des tournures empruntées au barde de Tous ou à Saadi
de Chiraz, qu’il s’emploiera à imiter ou à prolonger avec sa
propre verve. Ici, il est de notoriété publique qu’il faut un
talent certain pour être à même d’imiter les plus grands.
Passage obligé par ailleurs avant
d’entreprendre toute création personnelle. Autant d’hommages
rendus par poètes et poétesses d’aujourd’hui aux illustres
prédécesseurs qui ont bâti la maison Poésie d’Iran. Avec à la
clé, toujours, cette capacité qu’ont les Iraniens de réciter par
cœur une somme de poèmes parmi lesquels Ferdowsi, Khayyam de
Nichapour, Hafez et Saadi tiennent le haut du pavé.
« Nul n’est poète s’il ne connaît
mille vers ». Incontournable donnée qui veut que la « mémorisation
» du patrimoine poétique soit un gage de réelle connaissance,
libre à tout auteur de sacrifier par la suite, dans sa propre
production, au vers irrégulier et à s’affranchir des moules
classiques de versification. S’affranchir de contraintes formelles
est en effet admis, en terre de Perse, pourvu que cette liberté ne
s’accompagne pas d’un reniement de l’héritage poétique,
valeur sacro-sainte qui fait partout l’unanimité.
Poursuivons avec quelques indications sur les poètes choisis :
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Portrait de Mohammad Reza Chafii Kadkani par Phil Donny |
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Nima Youchidj
(extrait)
Ali Esfandiari de son vrai nom, Nima
Youchidj vient au monde dans le village de Youch, niché dans la
province verdoyante du Mazandaran. C’est le père de la « poésie
nouvelle » en Iran et son oeuvre laissera son empreinte sur toute
une génération de poètes contemporains. Les images de son enfance,
imprégnées de la vie des rudes bergers et d’une nature luxuriante
bordant la mer Caspienne, marqueront à jamais sa poésie.
Nima se familiarise avec la langue
française en entrant dans l’école Saint-Louis de Téhéran, un
établissement catholique centenaire. La maîtrise du français lui
permettra de découvrir le style d’un autre poète novateur,
Stéphane Mallarmé. Sa poésie brise le carcan de plusieurs siècles
de poésie persane où les contraintes de régularité dans le mètre
et la rime règnent sans partage. /.../
Forough Farrokhzad
(extrait)
Forough est une poétesse majeure de
l’histoire littéraire de l’Iran. Astre flamboyant d’un jour,
sa carrière fulgurante tranchera avec la brièveté de son parcours.
Elle passera tel un météore éclairant un instant le dôme obscur
de la poésie traditionnelle. Elle disparaît tragiquement, à 32
ans, lors d’un accident de voiture. À l’âge de dix-huit ans,
elle publie son premier recueil, «La Captive». Son talent, sa soif
de vivre, s’accommodent mal d’une société où tout n’est que
contrainte. Surtout à l’endroit d’une femme extravertie, avide
de vie et d’ouverture sur le monde. Sa prison terrestre, il lui
faudra la conjurer par la grâce de la poésie. Suivront deux autres
recueils fameux, « Mur » et « Rébellion ».
Puis vient, avec « Une autre naissance
», le grand basculement vers un nouvel univers formel portant
l’empreinte de Nima Youchidj, le grand défricheur des nouvelles
terres poétiques. /.../
Mehdi Akhavan Sales
(extrait)
Akhavan Sales ouvre les yeux sur le
monde dans la province du Khorasan, berceau du pur parler persan.
C’est là que fut né, au 10e siècle, Ferdowsi de Tous,
le barde de l’Iranité, laissant derrière lui une œuvre poétique
colossale, patrimoine culturel par excellence de la saga perse à
travers les âges. Dans sa ville de Machhad, il se destine
initialement au métier de forgeron. Un apprentissage au terme duquel
« l’homo faber » se destinera à forger, cette fois, un monument
littéraire et patriotique qui fera date.
Son premier recueil de poèmes, «
L’orgue », sera publié en 1951. Mais c’est en 1955 qu’un
deuxième recueil, « L’Hiver », viendra propulser sa carrière au
sommet des milieux littéraires du pays. Il y raconte dans une langue
toute personnelle la période de glaciation survenue au lendemain du
coup d’État de la CIA provoquant l’effondrement du gouvernement
de Mohammad
Mossadegh, démocratiquement élu par
le peuple iranien. /.../
Ahmad Chamlou
(extrait)
Né à Téhéran, le jeune Chamlou
connaît très tôt une vie faite de déracinements occasionnés par
les mutations de son père, officier de l’armée, dans différentes
villes de province. Le contact avec une réalité souvent rude
devient le lot du futur poète qui expérimente, en premier,
engagement politique et prises de positions contre la
Grande-Bretagne, colonisateur historique du Moyen-Orient.
Sous Reza Chah Pahlavi, le nouveau
maître de l’Iran ayant insufflé au pays un élan moderniste aux
couleurs occidentales, Chamlou se réclame de l’idéologie
nationale socialiste, celle du camp opposé à l’Angleterre
conquérante. Or, durant la seconde guerre mondiale, les Alliés
prennent pied en Iran et le pays se retrouve sous la férule
conjuguée des Russes, des Britanniques et des Américains. /.../
Simine Behbahani
(extrait)
Il y a un peu plus d’un an, alors que
notre projet de recueil prenait forme, disparaissait la poétesse
nationale de l’Iran. On peut dire de cette icône littéraire
progressiste qu’elle fut témoin des bouleversements qu’a connu
la Perse moderne sur près d’un siècle : l’arrivée d’un
nouveau roi en 1953, la « Révolution blanche » du Chah faisant
suite à sa prise de pouvoir, la révolution de 1978 et la fin de 25
siècles de monarchie iranienne, l’avènement de la République
islamique, les huit années de guerre contre le régime irakien, les
différentes formes de répression et de tyrannie. Son parcours est
sans précédent.
Elle a atteint un niveau inégalé de
reconnaissance au niveau national et international. Elle incarne
également le rôle pivot de la femme dans l’Iran d’aujourd’hui.
/.../
Houchang Ebtehadj
(extrait)
Dès les années de lycée, dans sa
ville natale de Racht, capitale de la province caspienne du Guilan,
se manifeste le talent poétique de celui connu surtout par son
surnom éminemment populaire : « Ombre ». Un talent que vient
consacrer la publication du recueil « Premiers airs ». Cette oeuvre
de jeunesse – il a 21 ans – est constituée de compositions
réalisées dans un moule classique. Années de jeunesse, années des
premières amours aussi dont sortiront des poèmes inspirés par
Galia, une Arménienne rencontrée dans sa ville de Racht, devenue
aussitôt sa muse. Le lyrisme amoureux sera renié plus tard, avec
les bouleversements politiques que connaît l’Iran. La priorité
est à l’engagement social et politique illustré par le fameux
poème «La Caravane». Les retrouvailles du coeur attendront donc
les lendemains qui chantent.
Entre-temps, le poète a fait la
connaissance de Nima Youchidj, l’extraterrestre de la versification
nouvelle vague. Il s’est lié d’amitié aussi avec des figures
progressistes, membres du parti communiste, le Toudeh. /.../
Mohammad Reza Chafii
Kadkani
(extrait)
L’auteur est né dans la ville de
Kadkan, située dans la province du Khorassan, berceau du « beau
parler » perse et du poète national Ferdowsi. Province également
abritant le mausolée de l’Imam Reza faisant l’objet du plus
grand pèlerinage religieux de l’Iran.
L’enfance de M.-R. Chafii Kadkani est
placée sous le signe de laborieuses études, à l’écart de toute
institution scolaire, sous le contrôle direct de son père qui était
un religieux érudit.
Il s’applique à l’apprentissage de
la langue et de la littérature arabes et se révèle brillant élève.
C’est au cours de ses années d’études parmi les clercs et les
autorités chiites qu’il se trouve comme camarade de cours celui
qui deviendra un jour le guide de la République Islamique, l’Imam
Ali Khaménéï.
Le jeune Mohammad Reza s’inscrit au
concours d’entrée à l’université Ferdowsi de Machhad, capitale
de la province. Il en sortira premier au classement des admissions.
L’étudiant surdoué obtiendra plus tard son doctorat de
littérature persane à la Faculté des lettres de l’université de
Téhéran où il s’installera définitivement pour occuper une
chaire d’enseignement. /.../
Il me reste pour terminer à présenter Reza et Phil Donny qui a magnifiquement illustré l'ouvrage :
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Phil Donny et Reza Afchar Nadéri réunis autour d'une chicha |
À propos du traducteur
Docteur en littérature iranienne, Reza
Afchar Nadéri est poète, traducteur de poésie persane et
journaliste. Né à Machhad, capitale de la province orientale du
Khorasan iranien, Il vient avec sa famille en France à l’âge de 5
ans. Il y apprend le français comme sa seconde langue maternelle.
De retour en Iran, il fréquente le
collège franco-iranien Saint-Louis de Téhéran. Puis le lycée Razi
où il passera le baccalauréat français. Après quatre années
d’études supérieures à Téhéran, il retourne en France pour des
études littéraires à l’Université des Sciences Humaines de
Strasbourg. Il y soutient une maîtrise de lettres modernes puis un
DEA de littérature comparée.
Il s’installe ensuite à Paris pour
préparer un doctorat de troisième cycle de littérature persane. Le
thème portera sur le Livre des Rois («Chahnameh») de Ferdowsi,
poète national iranien du 10e siècle. Il consacre
également deux années de recherche à une thèse d’État, sous la
direction de Charles-Henri de Fouchécour, sur Vaez Kachefi, auteur
mystique iranien du 16 e siècle.
Il abandonne ensuite le cursus
universitaire pour se consacrer au journalisme et réalise des
reportages dans une quarantaine de pays. Depuis une quinzaine
d’années, il se rend tous les ans en Iran pour constituer des
archives en vue de publications. Parallèlement à son activité de
journaliste Reza Afchar Nadéri collabore régulièrement avec des
revues qui publient ses poèmes, participe à des festivals
internationaux de poésie et donne des conférences afin de créer
des passerelles entres les cultures iranienne et française.
À propos de
l’illustrateur
Peintre, dessinateur, Phil Donny est
inspiré par les grands peintres classiques (Rubens, Breughel,
Ingres) et par la culture populaire rock. Il est né en 1955 à
Athienville (Meurthe-et-Moselle). Il entre à l’École Normale
d’Instituteurs de Nancy en 1970. Après un voyage en Afghanistan en
1974, il rejoint l’École Nationale des Beaux-Arts de Nancy. Il se
consacrera par la suite à la peinture et au dessin en autodidacte et
travaillera comme illustrateur dans la publicité et l’édition.
C’est un peintre de l’incarnation
qui va vers les hommes, qui observe, échange, éprouve, raconte. Le
« concept » tant cher aux spéculateurs ayant coupé le lien d’une
connaissance directe avec les êtres et les choses n’a pas de prise
sur son œuvre. Il a voyagé en Iran, en Afghanistan, s’est
imprégné de ces pays, en a ramené des paysages et des portraits.
À la lecture des poèmes de ce
recueil, il retrouve les vieux démons dont ses rêves sont bâtis.
Il est plus touché par certains : « La fin du Chahnameh », «
Épigraphe », « Le démon de la nuit »… Il voit affleurer, à
ces lectures picturales, plus d’une connotation partagée et
prolongée : métaphores et paysages deviennent des sources
extérieures dévoilant des formes qu’il n’a jamais dessinées
auparavant. Et le style demeure narratif, comme il l’a toujours
pratiqué.
Complément :