En janvier 2019, Jean-Pierre Tardif avait rendu compte, dans ce blog, de la parution du premier tome des œuvres poétiques complètes d'Henri Espieux. Nous le remercions de poursuivre sa présentation et son analyse à l'occasion de la parution du deuxième et dernier tome.
Enric
Espieux
TROBAS II (1960-1971)
Editions Jorn, Montpeyroux, 2019
*
« Nos es revengut
lo temps de nòstre amor
Lo temps de nòstra
libertat. »
« Il est revenu
le temps de notre amour
Le temps de notre
liberté. »
Enric
Espieux
Ce
deuxième tome des poèmes d'Enric Espieux dont Claire Torreilles a
assuré l'édition et une partie des traductions nous donne à lire
les œuvres de la maturité du grand poète toulonnais. La
présentation chronologique de l'ensemble, avec de nombreux inédits,
permet de suivre le parcours du poète au fil des dernières années
de sa vie et de sa création puisque, pour lui, existence quotidienne
et poésie ne faisaient qu'un : « Moi, j'écris à
longueur de jounée, et le chant qui me submerge vient emplir le jour
dont il est né. Un jour sans son poème est un jour raté, inachevé,
pauvre. » (Enric Espieux, « Viure » n°7, automne
1966). Aussi Claire Torreilles note-t-elle à juste titre dès les
premières lignes de son introduction qu'il faudrait en fait parler,
à propos de cet ensemble, de « maturation » : les
œuvres se construisent au fil des jours, quelques-unes -assez rares-
seront publiées sous forme de minces plaquettes, d'autres, inédites,
resteront parfois inachevées ou du moins sans mise en forme finale,
enfin le recueil posthume
Lo temps de nòstre amor Lo temps de nòstra libertat, constitué
et publié par les amis d'Enric Espieux, témoigne de l'aboutissement
lumineux de la quête de vie et d'amour du poète.
"PAURE MAI QUE LI PAURES SABE QU'ES UN PAÏS / PAUVRE PLUS QUE LES PAUVRES JE CONNAIS UN PAYS"
Enric Espieux (1923-1971) |
L'un
des registres de l’œuvre d'Espieux qui prend dans ce volume un
relief particulier est celui du « sirventés », qui
correspond, on le sait, chez les Trubadours, au poème de combat.
Ainsi ces Trobas II
s'ouvrent-elles sur un recueil intitulé précisément Sirventès.
La cause défendue est ici, au départ, celle de l'Afrique en voie de
libération, en fait l'Afrique du Nord. Et le début du poème est
bâti sur une accumulation de noms et de références, de Carthage à
la guerre d'Algérie, avec, au centre, la figure de la Kahena,
l'héroïne berbère qui se dresse :
« Davant
Oqba l'imperialista / Davant lei dau Seif-el-Islam. »
Devant
Oqba l'impérialiste / Devant ceux du Seif-al-Islam
Parmi
les noms convoqués on trouve ceux d'Ibn Khaldûn, de Ramon Llull
(dont on sait qu'il avait écrit en arabe des œuvres aujourd'hui
perdues) mais aussi ceux de deux grandes figures de l'orientalisme
français dont Espieux avait suivi les cours : Massignon et
Marçais. Quant au poète, il est de plus légitimé pour le combat
par son nom patronymique lui-même :
« Qu'es
l'espieu l'aste dau pòble »
Car
l'épieu c'est la broche du peuple.
Le
poème s'élargit ensuite pour se faire l'écho plus vaste des
multiples combats séculaires :
« L'espasa contrabat
l'espasa eternament »
L'épée
tombe sur l'épée continuellement .
La
méditation devient alors plus profonde et plus spirituelle pour
atteindre à la fin « lo plan de Dieu » (le
plan divin )
débouchant sur l'idée d'une cité qui
ne sera liée que par l'Amour.
On reconnaîtra là la marque en profondeur, chez Espieux, de la
civilisation occitane médiévale placée sous le signe de l'Amour,
référence ultime et transcendante :
« Oblida,
Amor, que siam vincuts »
Oublie,
Amour, que nous sommes vaincus .
Cette
haute inspiration dans le cadre des luttes de libération sera
celle-là même qui animera le recueil Sabe
qu'es un païs. Tròba a l'onor de La Sala /Je connais un pays. Poème
en l'honneur de Decazeville. Le
contexte de départ de l’œuvre est ici la fermeture des mines du
bassin de Decazeville en 1962 et la grève des mineurs qui s'en est
suivie, avec occupation des mines et grève de la faim, action
soutenue par un large mouvement de sympathie à l'échelle du
département, de la région et même de l'Occitanie tout entière
sous l'impulsion d'un militantisme occitan en plein essor. Mais plus
encore que l'autre poème de combat placé en ouverture du volume et
dont nous venons de parler, celui-ci, Sabe
qu'es un païs, dépasse
de loin le cadre étroitement militant pour devenir, dans un souffle,
un rythme et un élan uniques, un grand poème de l'espoir, sous le
signe de l'aube :
« E
adés serà l'alba »
Et
voici que vient l'aube
Cette
aube, on
le sait,
est aussi une référence poétique médiévale essentielle,
mobilisée ici par le poète sous la forme d'un vers du troubadour
limousin Guiraut de Borneil. Mais cet espoir prend tout son sens,
paradoxalement, dans la défaite, celle d'un pays vaincu,
pauvre plus que les pauvres :
« Es
lo regne dau paure e l'esper a vincut »
C'est
le règne du pauvre et l'espoir a vaincu .
Ainsi,
pour le poète :
« D'ara
enlà i a pus res
Que
pòsca faire barri de còs coma de mond
Au
giscle volontós dis amants de la tèrra »
Il
n'est rien désormais
Qui
puisse tenir tête au barrage du monde
A
l'élan résolu des amnts de la terre.
Là
aussi l'inspiation d'Espieux se nourrit du chant occitan médiéval,
et dans le cas présent, du chant qui incarne à jamais, de façon
bouleversante - à côté des sirventés
de Pèire Cardenal- , la défense des valeurs de la civilisation
occitane menacée : La
Chanson de la Croisade.
Comment, en effet, ne pas entendre , dans la fin de Paures
mai que li paures,
l'écho direct du fameux vers de
La Chanson :
« Que
Deus rende la terra als seus fizèls amants »
Que
Dieu rende la terre à ses fidèles amants ?
"AVEM PASSAT LO PORGE DE L'AMOR / NOUS AVONS FRANCHI LE PORCHE DE L'AMOUR "
"AVEM PASSAT LO PORGE DE L'AMOR / NOUS AVONS FRANCHI LE PORCHE DE L'AMOUR "
La
clef de cette veine de combat, avec la hauteur de vue qui
l'accompagne chez Espieux, c'est toutefois peut-être dans le poème
B-es-Sif (
faisant
partie ici de l'ensemble
Nauts Camins / Hauts chemins) qu'elle
apparaît le mieux. Espieux appelle, certes, à la naissance d'une
Occitanie, mais d'une Occitanie
qui ne devienne jamais chaîne .
Il situe son combat « Lòng di nauts camins de l'escriure »
(Par les hauts
chemins de l'écriture )
et dans la version plus longue du poème que donne Marie Rouanet dans
son anthologie Occitanie
1970 Les poètes de la décolonisation (Oswald,
1971), il met alors en avant ce qui se joue pour lui d'essentiel dans
une telle entreprise :
« Escrive
a ne morir »
J'écris
à en mourir .
En
fait, même dans les poèmes les plus polémiques, les hauts
chemins de l'écriture
conduisent le poète à la mise en œuvre d'un lyrisme vital, habité
par le souffle, au fil d'un flux d'images qui s'enchaînent, dans des
vers portés par un rythme auquel on ne peut échapper. Dans la
première partie du volume , ce « déferlement lyrique »
-sans aller jusqu'à l'exubérance toutefois (Espieux n'est en rien
« baroque »)- est tout à fait patent et prégnant.
L'ensemble le plus emblématique, à cet égard, est sans doute La
Nuèch lònga, où
l'on retrouve les grandes thématiques de la poésie d'Espieux :
la toile de fond de la langue et de la civilisation d'oc mises à mal
(« Encara nos sovenga de Besièrs » : Qu'il
nous souvienne encore de Béziers ),
le vent (« Mai lo vent-rèi es lo grand mètge » :
Mais le
vent-roi est le grand sorcier ),
et, bien sûr, l'Amour. Avec, de plus, tout particulièrement ici, la
nuit. Mais l'importance de la nuit, qui va donner lieu dans cette
suite
à une succession d'images particulièrement « éblouissantes »
(pardon pour le paradoxe un peu facile) a sans doute son origine dans
un trait caractéristique sur lequel Bernard Manciet mettait souvent
l'accent quand il parlait d'Espieux, et qu'il mentionne d'ailleurs
explicitement dans l'hommage qu'il rend à son ami toulonnais dans le
numéro 5 d'OC du printemps 1972 : « …que galopèm la
nueit susquetot – los uelhs lo jorn que li hadèn mau » ( On
errait (dans Paris) essentiellement la nuit -le jour il avait mal aux
yeux ).
Or cette nuit, chez Espieux, n'est pas vécue poétiquement comme une
limitation, mais au contraire comme une ouverture fondamentale et une
source de révélation pour l'univers et les hommes. Le déploiement
des « longs vers » et des images de La
Nuèch lònga
en témoigne lumineusement :
« Dubèrt
sus la vertat que la nuech lònga saup
Tota
una mar alena entre mars, entre nívols ;
Rams
de lutz, rams de sau, lis aubas de la luna
Cantan
segon la luna, e segon lis estèlas
Entre
que dins l'escur nòstre soleu pausema
D'abòrd
qu'avèm passat lo pòrge de l'amor,
Aubas
sens fin... »
Ouvert
sur la vérité que connaît la longue nuit
Toute
une mer respire entre mer et nuages
Rameaux
de lumière, rameaux de sel, les aubes de la lune
Chantent
au gré de la lune, au gré des étoiles,
Tandis
que dans l'obscur notre soleil palpite
Maintenant
que nous avons passé le porche de l'amour
Aubes
sans fin...
La
Nuèch lònga date,
semble-t-il, de 1962. Et l'on retrouvera jusqu'à la fin chez Espieux
des images de cette « amplitude ». Il n'en demeure pas
moins qu'au fil des pages et au fur et à mesure, en particulier, que
l'expérience vécue de l'amour s'intensifie, l'expression
devient plus sobre, plus dépouillée. Ainsi ces vers de 1965, vers
de chanson où l'on perçoit, certes, l'influence de Lorca et de
Dante, manifestent en fait une émotion à la fois contenue et
poignante :
« Un
rai dins lo còr
Un
rai dins lo sang,.
I
a pas pus de mort
I
a pas pus d'antan.
(...)
I
a pus que lo jorn
E
son cant prigond
I
a pus que l'amor
A
mòure lo mond. »
Un
rayon dans le cœur
Un
rayon dans le sang.
Il
n'est plus de mort
Il
n'est plus d'antan !
(…)
Il
n'est que le jour
Et
son chant profond
Il
n'est que l'amour
A
mouvoir le monde.
Et
dans les derniers poèmes, ceux de l'absence qui peuvent être en
même temps ceux de la présence absolue - « a ne morir »-
au temps
de tout l'amour et de toute liberté,
les notations deviendront presque élémentaires, réduites à
quelques mots disant l'essentiel :
« I
a pas d'abséncia que comola
Que
prens de tu, de ta preséncia »
Il
n'y a d'absence que comble,
Que
pleine de toi, de ta présence.
Ou :
« Lòng
de la pèu la pluèja es tan doça
Coma
es l'amor. »
Sur
la peau la pluie est si douce,
Comme
est l'amour.
Ou,
plus élémentairement encore :
« Mai
siam aquí. Siam. Que t'escote
Tant
coma t'aime. »
Mais
nous sommes là. Nous sommes. Je t'écoute
Comme
je t'aime .
"ONT ES LO PAÏS DEL PAÏS ? / OU EST LE PAYS DU PAYS "
"ONT ES LO PAÏS DEL PAÏS ? / OU EST LE PAYS DU PAYS "
Ainsi
prend-on ici la mesure de la « maturation » dont cette
dernière partie du parcours est le fruit. Toutefois l'ensemble du
volume, qui comporte 528 pages, nous révèle une extraordinaire
richesse et une grande variété, à la mesure de la quête poétique
de toute une vie, - sans que pour autant les lignes de force de
l'inspiration centrale y perdent quoi que ce soit de leur prégnance.
Aussi ne peut-on pas faire l'impasse, par exemple, sur trois
« suites » poétiques du présent tome qui constituent,
selon le sous-titre donné par l'auteur à l'une d'elles, des
« géopoèmes ». Il s'agit de Pèira levada / Pierre
levée, de la plaquette Finimond / Confins, et d'un
ensemble de textes du poète présents dans le recueil collectif
traduit en breton par Youenn Gwernig : Breiz Atao.
Claire Torreilles parle à ce propos du « rêve celtisant »
et du « paysage mythique de Pèira Levada ». Ces
« géopoèmes » sont l'occasion pour le poète de
confronter son provençal à l'évocation de paysages de roches, de
vent, de vagues, de grand large... au fil de la mention des lieux
chantés -qui d'ailleurs « chantent » déjà, rudement
pour nous, dans leur nom même (Pen-Hir, Penmarc'h, Ploumanac'h...) -
entre présence explicitement affirmée (« Aici siam » :
Nous y voici, selon une formule qu'Espieux affectionne), et
songe :
« Non
se calan jamai l'èrsa coma lo vent
E
son desir nos trèva.
Lo
pauc de vent bota la flor de sau
Sus
nòstra lenga e nòstri labras.
Cava
e plata es la mar coma la nuech. »
Ni
le vent ni la vague ne se taisent jamais
Et
leur désir nous hante.
Le
peu de vent apporte la fleur de sel
Sur
notre langue et sur nos lèvres.
Creuse
et plate est la mer comme la nuit.
(Audierne)
Ainsi
s'étoffe, «au vent du large », cette trajectoire d'une vie
entière vouée à la poésie en langue d'oc. On aurait tort, quoi
qu'il en soit, de voir, dans ce détour « celtisant »,
une inspiration secondaire . L'ancrage géographique qui est
ici, pour quelques poèmes, celui de la Bretagne, en dit long sur la
façon dont Espieux vit son propre « ancrage » occitan,
son rapport au pays : un ancrage « dins la ment »,
un ancrage essentiellement mental . Qu'il n'a eu de cesse de
vouloir placer - ô combien idéalement - sous le signe de la
réalité, sous le signe des « faits ». C'est le sens de
sa rédaction laborieuse d'une Istòria d'Occitània (Ed. « Lo
Libre occitan », 1968) qui en appelle à un pays et à un
peuple « dont la spécificité diverse et changeante s'affirme
originale et constante, malgré les orages du temps, malgré
l'histoire, face à l'avenir. »
A
côté d'une Bretagne de désir, largement rêvée, c'est donc bien
d'une Occitanie des « mots oubliés dans le gouffre de la
chair d'un peuple » que nous parle Espieux, une Occitanie la
vie entière, au cœur du combat et du chant, une Occitanie de
l'Amour.
Une
Occitanie non moins rêvée sans doute...
Peut-être
convient-il dès lors, au terme de ce parcours, de rester sur une
énigmatique question que pose le poète provençal toujours à la
recherche de ses origines dans une chanson en languedocien datant des
années 70 :
« Ont
es lo païs del païs ? »
Où
est le pays du pays ?
Jean-Pierre Tardif
Complément :
- Le livre est à commander aux éditions Jorn, 38 carrièra de la Dysse,
F-34150 MONTPEYROUX, au prix de 25 € l'exemplaire (règlement à
effectuer à l'ordre de "Association Jorn" par chèque bancaire ou
postal).