Des hauteurs de la Provence s'envolent pensées et créations d'aujourd'hui

samedi 26 juillet 2014

Flair poétique




   L’auteure a rassemblé dans ce livre plus d’une centaine de poèmes  qu’elle a choisis dans l’ensemble de son œuvre pour les regrouper autour de neuf chapitres. Tous sont présentés en français et certains d’entre eux ont été traduits de l’arabe par Abdellatif Laâbi et Larbi Herzallah. Le tout est préfacé par Daniel Leuwers, poète et critique littéraire de renom. L’ouvrage offre en couverture un tableau d’Abdellah Al hariri.
    Plusieurs talents ont donc prêté leur concours pour permettre à Aïcha Bassry de faire entendre sur la scène française – l’éditeur du livre : L’Harmattan, est situé à Paris – et auprès de tous les francophones, l’originalité et la singularité de sa voix. La voix d’une femme marocaine d’aujourd’hui, qui a changé son cœur en encrier pour dire la vie qui la traverse, et l’empreinte que laisse ce passage dans ses pensées, sa chair et sa mémoire.
    La construction en chapitres est un procédé ingénieux pour faire converger les mots de plusieurs poèmes vers une thématique commune, ou disons plutôt, pour révéler un éclat particulier de la poésie de l’auteure, éclat qui, juxtaposé aux autres, va permettre d’appréhender la tonalité globale. Ici, elle se partage entre la douleur et l’attente d’un renouveau.
    Écrire à partir de sa propre expérience existentielle devrait être le fait de tous les poètes. Pourtant dans la production contemporaine de langue française, beaucoup se sont égarés dans des recherches de langage stériles. Beaucoup aussi ont confondu une transcription de ce qui secoue les profondeurs de l’être avec un étalage impudique du moi. Aïcha Bassry a bien sûr choisi dans les deux cas ce qui authentifie au mieux le poète, c'est-à-dire la poésie pour dire l’expérience singulière et en même temps universelle. En ce sens, comme le note Daniel Leuwers, ce livre donne : « justement au lecteur le choix, soit d’y lire une sorte d’ « autobiographie », soit d’atteindre à un « chant général » célébré jadis par Pablo Neruda. »
    Mais entrons maintenant dans le contenu de l’ouvrage dont le titre Flair de louve nous indique d’entrée le registre. Le poème liminaire le confirme. Lorsqu’elle écrit : « J’ai endossé tous les rêves des femmes/En oubliant les miens », Aïcha Bassry exprime déjà ce qu’il va lui en coûter.
Le premier chapitre est plus explicite. Toute femme aspire à l’amour, au grand amour. Daniel Leuwers remarque avec pertinence que pour Aïcha Bassry celui-ci ne relève pas de la passion mais doit s’inscrire dans la durée. Et celle-ci est consumation plus que renforcement du désir et du sentiment : « Tu me manques/Quand les matinées abandonnées s’empilent sur mon lit. »
    Le deuxième chapitre nous en montre en quelque sorte les effets et les ravages avec des titres de poème comme : Gelée, Silence, Question, Égoïsme, Ombre, Pertes, Jalousie, Blessure noire, Douleurs féroces. La femme avait pourtant mis en garde : « Jadis/J’ai surpris mon visage dans le miroir du fleuve/Ma beauté m’a alarmée et je t’ai aimé/De mon trop-plein d’amour je t’ai créé/Gare au cristal de mon corps, qu’il ne t’échappe/Et que je devienne ton malheur éternel. »
    Dans les deux parties suivantes une sorte de résignation s’est installée. C’est le temps du constat, des bilans, de l’acceptation difficile: « Il m’aime/Il ne m’a jamais aimé. » On ne s’étonne pas dès lors de voir l’auteure célébrer au chapitre cinq, l’automne comme un temps privilégiée,  une arrière-saison où la douleur apprivoisée, les fruits de l’amertume ayant mûris et s’étant détachés de l’arbre, un espoir est toujours possible. « Peut-être qu’une plante fleurira/à l’orée de mon automne » veut croire Aïcha Bassry.
    Comme Baudelaire, elle est allée promener son spleen à Paris, ville qu’elle affectionne mais dont le cœur trop rationnel ne l’aura pas comprise. Ce sixième chapitre se poursuit en d’autres lieux comme Khartoum ou Palma de Mallorca qui lui offrent cependant le même « lit de l’exil ». On comprend alors que cet état persistant puisse orienter ses pensées vers la mort à laquelle elle consacre la septième section. Celle-ci a sur elle un effet décapant. « J’ai jeté ce qui en restait/Dans les poubelles de la mort » écrit Aïcha Bassry à propos de la naïveté. Mais si l’épreuve a été rude, a atteint tout un pan d’elle-même, elle est restée debout. « Je souris à moi-même/Enfin, j’ai triomphé d’une mort anonyme/ Contre un semblant de vie. » prend-elle soin de préciser.
    C’est à partir de ce qui palpite encore en elle qu’une reconquête est possible. Les deux derniers chapitres nous laissent entrevoir à partir de quels éléments celle-ci pourra se construire. Il y a d’abord cette force de vie contenue chez l’auteure qui confie avoir été : « une pépinière/pour la vie des autres ». Une telle attitude finit toujours par être payée de retour. Il y a ensuite ce lien permanent qu’elle entretient avec le cosmos et la nature. Il est générateur d’un bonheur d’images : « Tu me ressembles un peu/Le soleil est ton unique amour/Et pourtant/Tes pétales le conduisent tous les soirs/Vers l’étreinte d’un crépuscule ». Reviennent souvent aussi les liens de famille que ce soit avec la grand-mère ou la fille Chama à qui est dédiée le tout dernier poème. Établir ainsi une perspective par les liens du sang est un refus de clôturer le temps. Et puis signalons enfin comment le rêve fait son entrée dans les dernières pages du livre. Il n’a rien perdu de ses pouvoirs : « A l’étroit dans ma Vie/J’écarte la cloison de mon âme/Et d’un rêve soyeux me recouvre/Pour dormir un peu ».
   
 Jean-Luc Pouliquen
    Complément :

samedi 19 juillet 2014

Lire et relire Bachelard - VII

Dans la précédente chronique de cette série, j'ai présenté le livre que j'ai consacré aux relations de Gaston Bachelard avec la poésie et les poètes. Parmi eux se trouvait Louis Guillaume auquel ce blog a rendu hommage dès ses débuts. Par sa belle-fille Lazarine Bergeret, j'ai été amené à présenter les lettres que le philosophe avait adressé au poète breton, dans le petit livre qui avait été préparé par le regretté Yves Landrein des éditions La Part commune. Ce texte que voici, s'intitulait : Un petit traité d’émerveillement.


   La correspondance de Gaston Bachelard (1884-1962) est à ce jour, dans sa plus grande partie, encore inconnue de tous ceux qui sont attentifs à son parcours exceptionnel dans la philosophie des sciences et de l’imaginaire.
    Avec le temps, elle remonte peu à peu à la lumière, s’échappant des tiroirs, des dossiers, des archives de ses nombreux interlocuteurs, quittant ainsi la sphère privée pour devenir accessibles à tous.
    Tel est le processus qui se met en route après leur mort, autour des grandes figures de la création intellectuelle, littéraire et artistique ; une curiosité irrépressible pousse la collectivité à mieux connaître ce qui a entouré l’œuvre, en constitue son soubassement.
    Et plus les années passent, plus les documents à même de répondre à cette attente, sortent de l’ombre. Un manuscrit inédit, un journal, un article découvert dans une revue oubliée, des lettres, sont les plus sûrs  recours pour une meilleure compréhension d’un parcours.
    Les dix-huit lettres qui sont présentées dans ce livre sont une illustration assez exemplaire des relations que le philosophe a entretenues avec les poètes.
    Commencée en 1927 avec la publication d’un Essai sur la connaissance approchée, l’œuvre de Gaston Bachelard se clos en 1961 avec la parution de La Flamme d’une chandelle. Partie avec une perspective épistémologique, elle s’achève dans la poétique, voire la poésie pure.
     Entre temps, il y a eu ce qu’il est convenu d’appeler sa conversion à l’imaginaire. On a l’habitude de la situer dans les années trente et plus précisément autour de 1937 au moment de l’écriture de La Psychanalyse du feu. En fait, elle est en germes depuis longtemps et dès son retour de la première guerre mondiale, Gaston Bachelard a repris sa lecture des poètes et des écrivains.
    Ses anciens élèves du collège de Bar-sur-Aube en ont témoigné. Bachelard lui-même avouera un jour à Jean Paulhan qu’il s’est abonné à la NRF dès 1919. Roger Caillois de son côté racontera comment lors d’un congrès international à Prague en 1934, il aura fait partager au philosophe ses intérêts pour les Surréalistes et Lautréamont.
    Tout concourt pour faire grandir en lui la flamme de la poésie. Reste à trouver le biais par lequel elle pourra s’introduire dans son œuvre.
    C’est avec La Formation de l’esprit scientifique en 1937 que l’opportunité se présente. Bachelard cherche à mettre en évidence les obstacles épistémologiques qui viennent entraver la démarche rationnelle du savant. Pour prolonger son étude, il veut prendre un exemple où les forces de l’imagination s’opposent avec plus de vigueur encore à la rationalisation d’un phénomène scientifique.
    Cet exemple, c’est le feu et il s 'efforce alors de montrer la véritable fascination qu’il a exercée sur les poètes. Entrant dans les rêveries de Novalis ou d’Hoffmann, il est à son tour séduit.
    Dès lors la perspective a changé. Il ne s’agit plus de jouer la poésie contre la science mais de la considérer pour elle-même par sa capacité à glorifier les ressources toujours renouvelées de l’imagination.
    Pour Gaston Bachelard, cette imagination sera matérielle et c’est à partir des quatre éléments qu’il organisera sa recherche. Après le feu, il choisira l’eau, puis l’air, puis la terre, qui lui permettront l’écriture de livres devenus aujourd’hui des références  incontestées tant ils ont bouleversé l’approche de la poésie et de la critique littéraire.
    Il va donc désormais avancer de conserve avec les scientifiques et les poètes et produire une œuvre à double face. Celle-ci va exiger de lui une lecture toujours plus ample. Et viendra tout naturellement ce moment où elle se prolongera par la rencontre ou bien l’échange épistolaire.
    C’est ici qu’intervient sa relation avec Louis Guillaume (1907-1971) qu’il nous faut maintenant présenter. Elle commence en octobre 1951 et se terminera en 1962 avec la mort de Bachelard.
     Au moment où il prend contact avec le philosophe, ce dernier est à une charnière de sa vie. Depuis la Libération, il s’est lancé dans un nouveau cycle de réflexion épistémologique. Il a débuté avec Le Rationalisme appliqué et va s’achever avec Le Matérialisme rationnel qui paraîtra en 1953 et sera son dernier livre de philosophie des sciences. Le terme de son activité universitaire approche aussi, il donnera son dernier cours en Sorbonne le 19 janvier 1955.
    Dorénavant, il pourra accorder plus de temps aux poètes qui sont de plus en plus nombreux à le solliciter et à lui adresser leurs recueils de poésie.
    Louis Guillaume est de ceux-la, que des affinités anciennes relient à Gaston Bachelard. En 1940 déjà, la lecture de La Psychanalyse du Feu avait fortement influencé son approche de la poésie. Comme le philosophe, il a fréquenté avec assiduité les Romantiques et les Surréalistes. Plus tard, ayant appartenu à L’École de Rochefort, il a souhaité avec elle retrouver les chemins du végétal, de l’amitié et de la rêverie.  C’est à ces sources fraîches que Gaston Bachelard ira aussi s’abreuver pour écrire ses derniers livres : La Poétique de l’espace, La Poétique de la rêverie, La Flamme d’une chandelle.
    Comme le philosophe, Louis Guillaume habite Paris mais vit dans la fidélité au pays de son enfance, comme lui il consacre sa vie à l’enseignement et la pédagogie. Il est directeur d’école, cloître des Billettes, dans le quatrième arrondissement. La femme de Bachelard, trop tôt disparue, était institutrice comme Marthe Guillaume, l’épouse du poète. De nombreux fils invisibles rattachent l’un à l’autre.
    Les passerelles entre la philosophie et la poésie sont nombreuses. Il y a dans l’entourage de Louis Guillaume un de ses anciens élèves, Jacques Buge, qui est en relation avec le philosophe suisse Max Picard. Gaston Bachelard le connaît bien, il a même fait éditer son livre Le Monde du silence aux Presses Universitaires de France. Par Max Picard, Jacques Buge rencontrera Bachelard et par Jacques Buge, Louis Guillaume rencontrera à son tour le philosophe, à son domicile de la place Maubert. Ce qu’il a lui-même appelé « la chaîne d’or des amitiés » est pleinement à l’œuvre pour créer un contexte propice à l’écoute mutuelle et à l’échange en profondeur. Ces dix-huit lettres nous en donnent la trame et le contenu.
    Courent tout au long de cette correspondance, les envois que le poète fait au philosophe. Ce sont ses recueils Chaumières, Le Rivage désert, Étrange forêt, Regards simples, Ombelles, La Feuille et l’épine, La Nuit parle, Le Vent pour Mors que lui adresse Louis Guillaume. Il y a aussi son roman Hans ou les songes vécus, un poème Le feu mouillé qu’il a écrit pour Bachelard, ainsi qu’un compte-rendu d’un de ses livres.
    Par delà la courtoisie dont fait preuve le philosophe qui en accuse réception, il faut y voir plus que la gentillesse d’un homme qui ne veut pas laisser son interlocuteur dans le vide.
    Les poèmes de Louis Guillaume trouvent une résonance durable chez Gaston Bachelard. L’enfance de l’un fait écho à l’enfance de l’autre et si la Bretagne n’est pas la Champagne, elles sont néanmoins cousines et ouvrent toutes les deux vers les mêmes bonheurs cosmiques.
    La pierre, le feu, l’arbre, le vent, qui habitent les images des poèmes de Louis Guillaume sont pour le philosophe des départs de rêverie et de méditation. A deux reprises, dans La Poétique de l’espace puis dans La Flamme d’une chandelle, il y aura recours pour étayer son propos.
    On peut imaginer le plaisir qu’en retirera le poète. Être cité dans un livre d’un des plus grands esprits de la pensée française de son temps, quelle promotion !
    Il partagera ce bonheur avec quelques autres qui doivent aujourd’hui à Bachelard une postérité qu’ils n’avaient pas imaginée. Car telle est la grandeur de l’homme d’avoir ouvert ses ouvrages à tous les poètes, sans distinction de renommée, sur la seule base de la qualité d’un vers, d’une image, exprimant une variation inédite de l’âme.
    Ces lettres nous livrent ici un secret de fabrication, le philosophe lit avec un crayon à la main, il prend des notes, il retient ce qui pourra par la suite entrer dans un des ses livres.
    Mais la réciproque est aussi vraie. Bachelard le répète, quelle joie pour lui d’être aimé des poètes, quelle promotion aussi ! Dans sa hiérarchie personnelle, il les place au plus haut.
     Toutefois nous ne pouvons réduire cette relation entre le philosophe et le poète à un jeu de congratulations mutuelles. La parole de Bachelard agit aussi sur Louis Guillaume. La mise en exergue de telle image, une réflexion, une remarque, ne pourront à leur tour que travailler en profondeur et préparer de nouvelles éclosions. A Marcel Schaettel qui lui posait la question, il répondra : «  Mais il m'a fait découvrir ce que mes poèmes avaient d'élémentaire, et ce que je faisais d'instinct avant de le connaître, était concerté et voulu après. Presque toute ma poésie est placée sous le signe de la mer et du vent, de la pierre et du feu ensuite ».
    Quel privilège de pouvoir être ainsi lu et commenté par un lecteur de la qualité de Gaston Bachelard ! En des temps où l’image audiovisuelle prime sur le signe, il est difficile de mesurer ce que ce mot recouvre en ce qui le concerne. On l’a qualifié comme étant « l’homme aux livres » et il faudrait certainement à la majorité d’entre nous plusieurs vies pour lire autant d’ouvrages qu’il n’en a lus lui-même dans des domaines aussi différents que l’alchimie, la philosophie, les sciences, la psychologie et la psychanalyse, la littérature et la poésie. Et ce qui reste remarquable, c’est qu’avançant en âge, il ait gardé non seulement son appétit de lecture, mais sa capacité à s’émerveiller devant des expressions nouvelles.
    Aussi plus que la chronique d’une rencontre entre un philosophe et un poète, ces dix-huit lettres de Gaston Bachelard à Louis Guillaume sont à lire comme un petit traité d’émerveillement.
    Il nous paraît urgent de le mettre en application !
   
                                   Jean-Luc Pouliquen

Complément :
 - Le livre sur le site de l'éditeur

samedi 12 juillet 2014

Serge Bec conteur

Serge Bec a été à plusieurs reprises invité dans ce blog. Mais c'est comme poète que nous l'avions présenté. Aujourd'hui c'est en conteur que nous l'accueillons. En 2012, les éditions Prouvenço d'aro ont publié de lui en version bilingue, provençal et français, ses Raconte mai vo mens fantastic... o fantasious / Récits plus ou moins fantastiques et fantaisistes. A cette occasion Patricia Dupuy qui préside aux destinées de cette maison d'édition m'avait demandé de rédiger la préface du livre. La voici :


     En juin 1979, avec son ami René Bruni, Serge Bec faisait paraître un livre intitulé Fantastique Pays d’Apt. Il s’agissait d’un ouvrage collectif associant de grands auteurs provençaux disparus, comme Frédéric Mistral ou Fortuné Pin, à des écrivains contemporains tels Pierre Pessemesse ou Serge Bec lui-même. L’ensemble était illustré par des peintres de renom de la Provence, comme Henri Pertus, René Métayer ou encore Serge Fiorio, le cousin de Jean Giono.
    La table des matières proposait trois parties distinctes : légendes du fantastique, légendes et contes de l’imaginaire et récits de l’authentique. Et dans son avant-propos Serge Bec écrivait : « une légende ou un récit populaire est une façon mentale d’agir « magiquement » sur le monde qui nous entoure. Et le fantastique est volontiers lié à cette action magique de la mentalité d’une communauté humaine sur les forces naturelles qui l’environnent ».
    Le livre se présentait comme le premier d’une série et le prolongement de chroniques publiées régulièrement dans le journal Le Pays d’Apt dont Serge Bec était le rédacteur en chef.
    Trente trois années ont passé, plus qu’il n’en faut pour changer d’époque et de génération, mais le sujet abordé par Fantastique Pays d’Apt a gardé toute son actualité. On pourrait même dire qu’il en trouve aujourd’hui une nouvelle pertinence. Pensons au vers de Patrice de la Tour du Pin : « Tous les pays qui n’ont plus de légende seront condamnés à mourir de froid ».
    En poète qu’il est avant tout, Serge Bec n’a cessé par ses engagements d’œuvrer à cet enrichissement de la vie collective pour l’entourer de cette part d’imaginaire et de rêve sans laquelle notre existence  perdrait toute saveur.
    À l’action menée avec les autres, il a ajouté cet acte individuel qu’est l’écriture et sur lequel il était attendu en premier lieu.
    Le livre que nous présentons en est un des multiples témoignages car depuis 1979, Serge Bec n’a cessé d’étoffer son œuvre dans les domaines de la poésie, du conte, du roman, du théâtre, de la critique d’art… pour devenir un de nos plus grands auteurs provençaux d’aujourd’hui.
    Et l’exploration du fantastique ne l’a pas quitté. Il faut ici l’entendre dans la dimension « magique » soulignée précédemment. Ce n’est aucunement une élucubration de l’esprit. Ce fantastique est relié à la vie individuelle et collective, tout comme au réel. Il permet de mieux le comprendre, de mieux l’habiter.
    Rappelons-nous ici que Serge Bec a été fortement influencé dans sa jeunesse par le Surréalisme. En donnant toute son importance à l’inconscient dans la création, André Breton et ses amis ont aidé à toucher des vérités humaines jusque-là laissées dans l’ombre.
    Les premiers textes que l’on lira dans ce livre donneront au lecteur la possibilité de vérifier notre propos. Ils sont d’une force surprenante et réalisent une plongée dans la condition humaine qu’une approche purement descriptive n’aurait pas permise.
    Il faut au passage dire que c’est là que l’on reconnaît un véritable écrivain. Il sait transgresser, franchir les barrières du lieu commun ou de la convention. Il ne peut rester dans le déjà-dit, quitte à déstabiliser son lecteur. Cette remarque s’entend évidemment pour toute langue et pour la langue provençale en particulier. La littérature qu’elle génère doit être au rendez-vous de son temps et même en avance si elle veut continuer à tenir sa place dans le concert de la création universelle.
    La suite des chroniques proposées dans le livre mettra plus à l’aise car elle nous plonge dans un univers familier dans lequel un Provençal a toujours baigné. Il y a de l’humour, un merveilleux attaché à nos grandes fêtes catholiques, l’évocation d’éléments d’un paysage naturel et urbain que nous connaissons, un rythme et un parfum des saisons que nous partageons.
    Depuis son Luberon, Serge Bec nous fait entendre à la fois le cri et le chant d’un homme qui regarde la vie en face, qui en a reçu les joies et les épreuves.  Il a fait appel aux ressources de sa raison et de son imaginaire pour en apprécier les plaisirs et en déjouer les pièges.

Jean-Luc Pouliquen


                                                                     

samedi 5 juillet 2014

La zone de chasse de Jaime Rocha

Quatre années déjà que Jaime Rocha a été présenté dans ce blog. Dans l’intervalle nos échanges ont abouti à la parution il y a un an de son recueil Zone de chasse en France. En effet en étroite collaboration avec lui je me suis lancé dans la traduction de ses textes. Ma connaissance du portugais et sa maîtrise du français ont permis un passage dans la langue française au plus près et au plus juste de ses intentions premières. Nous avions pour cela établi une méthode : je traduisais une dizaine de ses textes, je les lui envoyais et nous discutions par Skype, lui depuis le Portugal, moi depuis la France, de ce qui convenait le mieux de transcrire en français. Jaime Rocha m'a confié ensuite le soin de le présenter en ouverture de ce livre édité par Al Manar dans la collection "Méditerranées". Voici le texte de cette introduction à Zone de chasse :


     Grande voix de la poésie portugaise contemporaine, Jaime Rocha reste un poète peu traduit en France. En 2010, à l’occasion de sa participation au festival international de poésie de Sète, Voix Vives, de Méditerranée en Méditerranée, les éditions Al Manar avaient publié son recueil Extermination paru pour la première fois au Portugal en 1995. Il annonçait la tétralogie à laquelle appartient Zone de chasse que nous proposons ici aux lecteurs français.

Celle-ci a pour titre général Tetralogia da Assombração (Tétralogie de l’Épouvante) et se compose de Os Que Vão Morrer (Ceux qui vont mourir) paru en 2000, de Zona de Caça (Zone de chasse) paru en 2002, de Lacrimatória (Lacrymatoire) paru en 2005 et de Necrophilia (Nécrophilie) paru en 2010. Dans chacun de ses quatre volets, le poète a inscrit une orientation. Si le premier est le livre du combat, le second est celui de la persécution, le troisième le livre de la perte et de la lutte, le quatrième celui de la faute et de la lamentation.

Ces thèmes suffisent à montrer la gravité du propos. Si nous rajoutons qu’ils se situent dans une période intemporelle, inspirée par la mythologie grecque et le Moyen Âge, nous nous rendons compte des hauteurs vers lesquelles Jaime Rocha souhaite nous entraîner. C’est une œuvre de maturité qu’il nous délivre.

Né en 1949, le poète a connu la dictature de Salazar qui l’a poussé à l’exil en France pour quelques années. Ce n’est qu’après la Révolution des Oeillet en 1974, qu’il a pu regagner son pays et y exercer le métier de journaliste. Celui-ci l’a conduit, pour des reportages, dans de nombreux pays - y compris lusophones (Mozambique, Brésil) - à travers le monde.

Il a donc été confronté à la tragédie humaine. Une partie de sa création littéraire qui déborde le champ poétique pour aborder les domaines de la fiction ou du théâtre en a traité de manière directe et contemporaine. C’est le cas par exemple de sa pièce Homem Branco Homem Negro (Homme blanc Homme noir) qui montre comment l’histoire de la colonisation peut s’immiscer dans l’amitié que tentent de vivre deux hommes dont la couleur de peau n’est pas la même.

Mais vient le moment d’aller plus loin, de trouver une manière de dépasser son époque pour aborder l’existence dans ce qu’elle peut avoir de permanent à travers les âges, et particulièrement pour l’auteur en ce qui concerne les relations homme/femme.

À cette approche, la poésie française de ces dernières années ne nous avait pas habitué parce qu’elle était plus volontiers tournée vers une célébration du quotidien ou vers un regard instantané sur le moi du poète. Et là, se situe toute l’originalité de la poésie de Jaime Rocha dont l’écriture est elle-même en rupture avec celle des générations qui l’ont précédée au Portugal, partagée jusqu’alors entre la narration et le lyrisme.

Dans sa longue préface à Necrophilia, João Barrento écrit : “ Du premier au dernier livre de la tétralogie (dans laquelle l’attraction de la mort est le fil conducteur), la poésie de Jaime Rocha parcourt ainsi le chemin qui va de la frayeur à l’amour de la mort... L’intensité et la force onirique de l’image dans ses livres se séparent des univers du fantastique (étranges, mais possibles) pour se rapprocher du merveilleux, des mondes de l’invraissemblable, qui naissent de la fermentation du désir, du rêve et de l’inconscient, et se refusent à pouvoir être introduit dans quelque ordre naturaliste.”

Nous pourrions alors parler de surréalisme, mais rien chez Jaime Rocha ne relève vraiment du hasard ou de l’image pour l’image. Chacun des cinquante poèmes en prose contenu dans Zone de chasse obéit à une cohérence déterminée et voulue à l’avance. L’ensemble est construit et même scénarisé. En investissant le champ de la poésie, l’auteur n’a pas renoncé à son approche de dramaturge.

Le chevalier, le chasseur, la femme et le maçon ne nous entraînent pas gratuitement sur ces terres envoûtantes qu’un cinéphile associerait aux Chasses du comte Zaroff. Et tout au long de cette course à la mort où l’invraissemblable peut surgir à tout moment, des éléments de réponse à une énigme ont été volontairement abandonnés.

Il faut ici en dire la signification. L’exploration des différentes images de la mort par Jaime Rocha est aussi une tentative de compréhension de l’origine de la mort elle-même.

Insistons bien sur le mot “image”. Elle est le mode opératoire, c’est en donnant à voir qu’il donne à comprendre. L’auteur a été pour cela fortement inspiré par les peintres. Citons les préraphaelites comme Millais ou Rossetti, les expressionnistes comme Egon Schiel et même les surréalistes belges comme Magritte, Delvaux, Max Ernst. Sa poésie y trouve alors une dimension ekphrasique.

Poussé par une force qui lui est personnelle, Jaime Rocha a eu l’audace et la témérité de ramener à la surface les éléments les plus primitifs enfouis dans notre inconscient collectif. Ils lui ont permis cette allégorie dont Zone de chasse n’est qu’une étape, l’auteur terminant le cinquantième poème par ses mots :

“laissant le secret de l'existence pour plus tard”.

Jean-Luc Pouliquen

Complément :