Si nous connaissions, le Jacques Basse portraitiste et poète, ce n'est que tout récemment que nous avons découvert ses talents de critique littéraire et cela à l'occasion de sa série de Portraits. Cette fois chaque recueil n'était consacré qu'à un seul poète. Jacques Basse en présentait six portraits accompagnés de six poèmes de l'auteur qu'il avait choisi de mettre en valeur. Mais il y ajoutait un avant-propos dans lequel il témoignait de l'art de la critique, entendue dans le sens d'un poète qui sait percevoir dans la poésie d'un autre poète ce qui en constitue le noyau le plus irradiant. Au mois de juillet dernier, s'est tenue à Cordes sur Ciel, à l'initiative de Paul Sanda, une rencontre poétique qui a été pour Serge Torri qui figure parmi les poètes de la collection Portaits, l'occasion d'un hommage appuyé à Jacques Basse. Nous en présentons le texte aujourd'hui dans ce blog.
Lettre ouverte à Jacques Basse
Nous savons, avec Novalis, que parler pour parler, c’est se libérer. Certes, mais encore faut-il que parler soit parler d’une parole qui parle de ce qui la met en œuvre, de ce qui la développe comme de ce qui la conduit vers une origine toujours en avant, origine d’éternité, incessante.
Une telle parole est, à mon sens, poétique ; et en tout cas telle, qu’elle ne peut être dite que par un poète : parole parlée qui cherche sa passe exprimée, sa pénétration aérienne, son avènement audible à chaque mot, par chaque mot, en chaque mot, même par syncope, parfois en chaque lettre, par bégaiement, en chaque frappe, selon le fameux « nœud rythmique » mallarméen, s’actualisant à chaque inspire, à chaque expire.
Il faut être au jour pour cela. Au jour des conditions toujours mystérieuses qui en favorisent l’expression..
Comme il m’a été donné sept minutes, je préfère ne pas prendre le risque d’en brûler la moitié pour tenter une improbable inspiration, et opte de signer, en hommage évident, une lettre ouverte à quelqu’un que tout le monde connaît, que tout le monde apprécie pour son talent reconnu universellement, que tout le monde aime pour çà, mais aussi parce qu’il est un être particulièrement aimable : Jacques Basse.
Mon Cher Jacques,
C’est encore tout ébloui d’avoir parcouru ta galerie de portraits où tu aurais pu tous nous confondre mais qu’au contraire, où chaque poète, malgré le regard de tous les « autres-soi-mêmes », rayonne d’une ressemblance avec lui-même illuminée, que je n’ai pu résister, pour exprimer mon irrépressible enchantement, au désir de t’écrire ce qui afflue de mon supplément d’âme. En effet comment dire, avec une certaine lumière de force ces reflets d’échos qui égalisent si magistralement le « dé-visagement » jusqu’à l’« en-visagement » que l’on reconnaît à tes dessins qui nous « re-gardent », de nous-mêmes, par nous-mêmes, comme étant un autre et pourtant étant « le même-autre-soi-même » ? Car je parie que c’est d’un seul cop d’œil que tu « vois » le visage à la source même de ce qui, au travers des contractions et des spasmes des plaisirs et des douleurs qui sidèrent la trame d’une existence, en modèlent les masques, en incisent les traits, en patinent la physionomie, que tu sais le visage d’avant le cliché et d’après ! – à cette source même, d’ailleurs, d’où pulse la voix de notre verbe ; et que c’est là, Jacques, qu’après avoir taquiné le fond de l’être, tisonné l’incandescent foisonnement de pixels, que tu butines le graphite alchimique de notre portrait idéal. Et cela, dans le génie délicat de n’incliner au destin aucune hypothèque, aucune inflexion qui en dégauchirait l’écrit, en violerait le secret. Car, n’est-il pas vrai que la magie du dessin peut tracer, des cartes diaphanes dans l’invisible topographie de nos champs existentiels et faire prendre nos lignes de crête pour des talwegs, nos sources pour des trous, nos percées de l’être pour des effondrements de folie, et brouiller gravement tout notre paysage intérieur ? Oh ! oui, l’empathie, ami, est ici un amour supérieur ! Oh ! oui, Jacques, ton amour du poème de la poésie a débordé et inonde l’espace le plus déplissé du poète : en faillait-il autant pour accentuer les courbes du relief de ton émerveillante générosité ; ton incommensurable capacité d’accueil et ta solaire bienveillance ; et exprimer toute la confiance avec laquelle toutes et tous, nous nous sommes livrés à ton « autopsie » artistique ???
Pour ce qui me concerne, combien j’ai été surpris, aussi, que ton avant-propos de Portrait éclaire encore mieux ce que tu as deviné, peut-être inconsciemment, ou à ton insu, au travers des photos, puisque ton écriture traçante de notre réalité braque un projecteur de lumière qui perce jusque dans l’encre d’une diction, dont l’esprit reflète savamment les expression de tes « interprétations » comme les représentations et la reconnaissance au mieux de cette « intuition poétique » dont André Breton nous a dit qu’elle était la voie royale qui nous « remet sur le chemin de la Gnose, en tant que connaissance de la Réalité suprasensible ».
Ainsi, hors de l’écoulement du temps, de la ronde des jours et des nuits, de l’émotion esthétique et de ses traductions multiples, c’est dans l’interrogation toujours renouvelée du mystérieux « apparaissant – disparaissant » heideggérien, comme magiquement suspendu dans son dessin, son dessein, et sans doute son dasein, que ton art, maintenant porté au plus vif, est comme celui du poète « un métier de pointe » aurait dit René Char. Puisque, nous l’avons vu plu haut, c’est par ton fusain que tu démasques la lente évanescence des vies qui modèlent la changeante plasticité de la manifestation ; en pince les fils aux extrémités les plus fines ; en saisit la sublime vibration singulière ; en fixe le médium unique dans une synthèse vivante qui en révèle l’âme et la relève de ses plus hautes profondeurs.
Ô adéquation magique de ton souci affectueux de l’autre, de ta délicatesse, de goût esthétique, de la marque de ton amical attachement à l’humain, en général ici au poète, les échos en miroirs comme les miroirs en échos de l’écrit et du dessin accentuent encore le trait de ta sensibilité éclairée avec laquelle tu as su placer le tracé du visage dans les traits du poème, la voix du poème dans la bouche de l’« en-visagé » ; exhaussant ainsi l’être de sa dimension la plus sacrée jusqu’à l’étant le plus fugace.
A la lumière de la convocation du koan zen qui interroge : - « quel était ton visage avant que tes parents ne se connaissent ? », tu t’opposes magistralement à ce que le grand Baudelaire énonçait des dessinateurs à savoir qu’ils sont des « abstracteurs de quintessence ». Tu t’opposes et frappes d’obsolescence absolue la sentence baudelairienne, puisque tu parviens à faire sourdre l’essence d’avant cette quintessence : celle d’avant l’essence de l’être qui s’enchâsse dans la béance de son incarnation.
Et donc, pour finir, si l’on met en concurrence la photo (par nature figée dans l’insipidité glacée d’un carton), celle-ci n’y tient pas et cède aussitôt au portrait, lui accordant les rayons de sa gloire telle qu’il en est rendu encore plus radiant que le modèle, en révélant ainsi son calque originel.
Serge Torri
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