Pour terminer cette année 2011, tout au long de laquelle nous aurons voyagé dans la création contemporaine, voici un texte de Michel Capmal, un familier de ce blog, qui est à la fois une présentation d'un artiste singulier, à la charnière du dix-neuvième et du vingtième siècle, et une méditation sur l'art, les énergies secrètes et les chemins mystérieux qui y conduisent.
C’est vers la fin de l’hiver dernier, lors d’un séjour à Saint-Malo que je découvris les rochers sculptés de Rothéneuf. J’en connaissais l’existence par ouï-dire ou bien de rares photographies. Ce jour-là, ciel couvert et marée basse, nous n’étions qu’une poignée de visiteurs accueillis par un silence de bout du monde. Les conditions de la rencontre d’un telle oeuvre aussi insolite qu’exceptionnelle, surtout après une longue promenade sur la plage, étaient donc plutôt favorables.
Le soir même, je voulus envoyer un message à quelques amis parisiens exprimant mon émotion admirative. Mais voilà qu’un cafouillage avec la connexion internet locale ne m’autorisa pas à atteindre les destinataires ; ou un seul d’entre eux peut-être ? J’ai gardé en mémoire la phrase suivante écrite dans un état de légitime fureur : Les affairistes de l’art contemporain devraient se prosterner devant une telle œuvre avant de rentrer définitivement sous terre ! Mais qui donc veut encore ignorer que « ce qui porte le nom d’art contemporain est un composé de publicité, de finances spéculatives et de bureaucratie culturelle » ? (Jaime Semprun : fragments retrouvés). Par contre, on peut "classer" tout naturellement les rochers sculptés de Rothéneuf dans la catégorie Art brut qui est bien plus estimable que l’art dit contemporain. Cependant, l’Art brut qui détient souvent un réel pouvoir de fascination est confronté lui aussi, ayant accédé à la reconnaissance officielle, au péril majeur de notre époque : la dévoration marchande avec les inévitables altérations et falsifications qui lui sont inhérentes.
L’homme qui nous a laissé cette œuvre monumentale était l’abbé Fouré, 1839-1910, personnage hors norme ; comme l’ont été parfois certains curés bretons. Citons l’abbé Gillard qui fut recteur de l’église de Tréhorenteuc, dans la forêt de Brocéliande, et dont la décoration est consacrée aux Chevaliers de la Table Ronde. (cf. la revue Empreintes n°13).
Alors, imaginons cet homme sur son promontoire rocheux, ses outils à la main, non pas en soutane mais dans une tenue de corsaire, voire de pirate. Un homme hanté et enfermé dans une extrême solitude. Ne serait-il pas une figure éloquente du travail de détournement de la castration religieuse au service de la volonté créatrice. (Que l’on veuille bien noter que je n’ai pas écrit "sublimation"). Une figure héroïque et singulière qui a surmonté son "handicap", sans subventions de l’État, mais en tirant du meilleur de lui-même l’énergie spirituelle autant qu’organique sans laquelle rien n’aurait pu voir le jour. En effet, quelle volonté, quel désir, quelle nécessité intérieure a pu animer ce solitaire, rendu sourd et muet à l’âge de 55 ans par on ne sait quelle malédiction, pour entreprendre un tel chantier ?
Voici, en 300 personnages répartis sur 500 m2, l’entière saga de la redoutable famille Rothéneuf et de leurs alliés ; des marins hallucinés, pirates impavides et implacables, tous survivant pour l’éternité dans le granit breton et le flux et reflux de l’océan. Des contrebandiers, trafiquants et guerriers ne connaissant que leur propre parti qui dominèrent la côte un siècle durant. « Flèches des flots » ainsi s’appelait leur flottille, constituée de plusieurs galères ; une petite armada paraît-il invincible. Et parmi les noms ou surnoms (apparaissant au large ou en basse mer) de ce formidable gang de têtes brûlées, on doit citer Gargantua, le commandant de la flotte, et quelques autres : La Bigne, Le Grand Chevreuil, La Goule, Le Grand Pointu, Job dit « Vive la Joie », Lucifer, L’Ours, Le Guemereux dit « Le Fakir », Crésus, La Buse, et ainsi de suite. Mais à travers ces personnages qui se sont, ou se seraient, épanouis vers le milieu du XVI° siècle, accompagnés de créatures radicalement infernales, c’est encore les forces vives du moyen âge (cf : les gargouilles et autres entités horrifiques ou angéliques de N.D de Paris) et tout le paganisme qui a souterrainement survécu à la christianisation qui nous donnent rendez-vous à Rothéneuf, sur la côte d’émeraude. Et cela grâce au génie obstiné de l’abbé Fouré.
L’abbé Fouré est, de toute évidence, un proche cousin du célébrissime Facteur Cheval qui réalisa son Palais Idéal de 1879 à 1912. L’abbé, lui, oeuvra de 1894 à 1910. Avec ce parallélisme temporel, on peut se figurer ces deux hommes au travail pendant, par exemple, l’année 1900. Tous deux solitaires obstinés, arc-boutés, et habités, l’un à Hauterives dans la Drôme, l’autre face à l’océan donnant forme à son rêve ou son navire de pierre. 1900, l’année de la mort de Nietzsche. Mais l’abbé Fouré a aussi bien sûr été le contemporain des symbolistes, d’Odilon Redon, de Guy de Maupassant, de Stéphane Mallarmé, d’Alfred Jarry, et on peut ajouter Rimbaud, Lautréamont, et même Victor Hugo, et quelques autres de ces « horribles travailleurs » fin de siècle et précurseurs et annonciateurs d’une certaine modernité, pour reprendre les termes de l’auteur de Une saison en enfer dans sa fameuse Lettre du voyant.
Que les personnages des rochers sculptés de Rothéneuf soient historiquement « vrais » ou bien fictifs, que l’abbé ait voulu illustrer une certaine idéologie qu’en savons-nous exactement ? Ce qui importe c’est la puissance d’évocation de forces telluriques, élémentaires, océaniques encore agissante en ce début de XXI° siècle. Comme sont encore agissants -espérons-le !- Rimbaud, Jarry, Lautréamont. Quelque chose d’un monde autre nous attend en ce lieu des limites et des confins. Cependant, pour approcher une telle œuvre, eh bien il faut « la mériter » comme au temps des cathédrales, et s’extirper de son regard de consommateur de sites touristiques, aussi « insolites » soient-ils, ou pire encore de Disneylands ! Et autant que possible, retrouver le grand silence dans lequel a vécu et œuvré Adolphe Julien Fouéré, dit l’abbé Fouré, dit l’ermite. Et nous aurons (peut-être) la clef de l’énigme si la visite se poursuit spirituellement du côté de l’alchimie.
Michel Capmal
4 octobre 2011.
C’est vers la fin de l’hiver dernier, lors d’un séjour à Saint-Malo que je découvris les rochers sculptés de Rothéneuf. J’en connaissais l’existence par ouï-dire ou bien de rares photographies. Ce jour-là, ciel couvert et marée basse, nous n’étions qu’une poignée de visiteurs accueillis par un silence de bout du monde. Les conditions de la rencontre d’un telle oeuvre aussi insolite qu’exceptionnelle, surtout après une longue promenade sur la plage, étaient donc plutôt favorables.
Le soir même, je voulus envoyer un message à quelques amis parisiens exprimant mon émotion admirative. Mais voilà qu’un cafouillage avec la connexion internet locale ne m’autorisa pas à atteindre les destinataires ; ou un seul d’entre eux peut-être ? J’ai gardé en mémoire la phrase suivante écrite dans un état de légitime fureur : Les affairistes de l’art contemporain devraient se prosterner devant une telle œuvre avant de rentrer définitivement sous terre ! Mais qui donc veut encore ignorer que « ce qui porte le nom d’art contemporain est un composé de publicité, de finances spéculatives et de bureaucratie culturelle » ? (Jaime Semprun : fragments retrouvés). Par contre, on peut "classer" tout naturellement les rochers sculptés de Rothéneuf dans la catégorie Art brut qui est bien plus estimable que l’art dit contemporain. Cependant, l’Art brut qui détient souvent un réel pouvoir de fascination est confronté lui aussi, ayant accédé à la reconnaissance officielle, au péril majeur de notre époque : la dévoration marchande avec les inévitables altérations et falsifications qui lui sont inhérentes.
L’homme qui nous a laissé cette œuvre monumentale était l’abbé Fouré, 1839-1910, personnage hors norme ; comme l’ont été parfois certains curés bretons. Citons l’abbé Gillard qui fut recteur de l’église de Tréhorenteuc, dans la forêt de Brocéliande, et dont la décoration est consacrée aux Chevaliers de la Table Ronde. (cf. la revue Empreintes n°13).
Alors, imaginons cet homme sur son promontoire rocheux, ses outils à la main, non pas en soutane mais dans une tenue de corsaire, voire de pirate. Un homme hanté et enfermé dans une extrême solitude. Ne serait-il pas une figure éloquente du travail de détournement de la castration religieuse au service de la volonté créatrice. (Que l’on veuille bien noter que je n’ai pas écrit "sublimation"). Une figure héroïque et singulière qui a surmonté son "handicap", sans subventions de l’État, mais en tirant du meilleur de lui-même l’énergie spirituelle autant qu’organique sans laquelle rien n’aurait pu voir le jour. En effet, quelle volonté, quel désir, quelle nécessité intérieure a pu animer ce solitaire, rendu sourd et muet à l’âge de 55 ans par on ne sait quelle malédiction, pour entreprendre un tel chantier ?
Voici, en 300 personnages répartis sur 500 m2, l’entière saga de la redoutable famille Rothéneuf et de leurs alliés ; des marins hallucinés, pirates impavides et implacables, tous survivant pour l’éternité dans le granit breton et le flux et reflux de l’océan. Des contrebandiers, trafiquants et guerriers ne connaissant que leur propre parti qui dominèrent la côte un siècle durant. « Flèches des flots » ainsi s’appelait leur flottille, constituée de plusieurs galères ; une petite armada paraît-il invincible. Et parmi les noms ou surnoms (apparaissant au large ou en basse mer) de ce formidable gang de têtes brûlées, on doit citer Gargantua, le commandant de la flotte, et quelques autres : La Bigne, Le Grand Chevreuil, La Goule, Le Grand Pointu, Job dit « Vive la Joie », Lucifer, L’Ours, Le Guemereux dit « Le Fakir », Crésus, La Buse, et ainsi de suite. Mais à travers ces personnages qui se sont, ou se seraient, épanouis vers le milieu du XVI° siècle, accompagnés de créatures radicalement infernales, c’est encore les forces vives du moyen âge (cf : les gargouilles et autres entités horrifiques ou angéliques de N.D de Paris) et tout le paganisme qui a souterrainement survécu à la christianisation qui nous donnent rendez-vous à Rothéneuf, sur la côte d’émeraude. Et cela grâce au génie obstiné de l’abbé Fouré.
L’abbé Fouré est, de toute évidence, un proche cousin du célébrissime Facteur Cheval qui réalisa son Palais Idéal de 1879 à 1912. L’abbé, lui, oeuvra de 1894 à 1910. Avec ce parallélisme temporel, on peut se figurer ces deux hommes au travail pendant, par exemple, l’année 1900. Tous deux solitaires obstinés, arc-boutés, et habités, l’un à Hauterives dans la Drôme, l’autre face à l’océan donnant forme à son rêve ou son navire de pierre. 1900, l’année de la mort de Nietzsche. Mais l’abbé Fouré a aussi bien sûr été le contemporain des symbolistes, d’Odilon Redon, de Guy de Maupassant, de Stéphane Mallarmé, d’Alfred Jarry, et on peut ajouter Rimbaud, Lautréamont, et même Victor Hugo, et quelques autres de ces « horribles travailleurs » fin de siècle et précurseurs et annonciateurs d’une certaine modernité, pour reprendre les termes de l’auteur de Une saison en enfer dans sa fameuse Lettre du voyant.
Que les personnages des rochers sculptés de Rothéneuf soient historiquement « vrais » ou bien fictifs, que l’abbé ait voulu illustrer une certaine idéologie qu’en savons-nous exactement ? Ce qui importe c’est la puissance d’évocation de forces telluriques, élémentaires, océaniques encore agissante en ce début de XXI° siècle. Comme sont encore agissants -espérons-le !- Rimbaud, Jarry, Lautréamont. Quelque chose d’un monde autre nous attend en ce lieu des limites et des confins. Cependant, pour approcher une telle œuvre, eh bien il faut « la mériter » comme au temps des cathédrales, et s’extirper de son regard de consommateur de sites touristiques, aussi « insolites » soient-ils, ou pire encore de Disneylands ! Et autant que possible, retrouver le grand silence dans lequel a vécu et œuvré Adolphe Julien Fouéré, dit l’abbé Fouré, dit l’ermite. Et nous aurons (peut-être) la clef de l’énigme si la visite se poursuit spirituellement du côté de l’alchimie.
Michel Capmal
4 octobre 2011.
"Il faut se cacher pour écrire", répond l'Ermite.
RépondreSupprimerA travers l'abbé Fouré, se poursuit le grand-oeuvre, des géants de pierres intérieurs...
Il se forge des personnages de passage : chat magique, cracheur de feu, ermite alchimiste.
Mais toujours des artistes impressionnants !
Laure Dino
L'Abbé Fouré ne se serait jamais caché, ni pour écrire, ni pour sculpter...
RépondreSupprimerVoici une Association qui veut protèger son oeuvre et faire que l'Abbé Adolphe Julien Fouré soit reconnu; cela parraît étrange, mais les Rochers Sculptés ne sont protégés par aucune classification que ce soit.
Ils sont dans des mains de privés qui utilisent les Rochers financièrement depuis 1910, mais n'ont jamais rien fair pour entretenir le site en suivant aucune règle de protection des rochers de granite.
Heureusement, l' association créée en 2010 veut essayer de remédier à cela:
http://rochersrotheneuf.wordpress.com/author/rochersrotheneuf/