C'est avec beaucoup d'émotion que j'ai appris la mort début octobre de François Dagognet. C'est en suivant le chemin de Gaston Bachelard que j'avais été amené à le rencontrer. Plus précisément c'est grâce à la philosophe brésilienne Marly Bulcão que j'avais pu faire sa connaissance. François Dagognet m'a fait l'amitié de préfacer mon livre de poèmes Mémoire sans tain. Il a aussi aimablement répondu à mes questions pour l'entretien qui figure dans le livre que lui a consacré au Brésil Marly Bulcão : O gozo do conhecimento e da imaginação / François Dagognet diante da ciência e da arte contemprânea. Pour l'occasion Jacques Basse avait même fait le portrait du philosophe.
L'entretien a été publié en langue portugaise, en voici un extrait dans sa version française qui permettra une première approche de cette grande figure de la philosophie française :
Jean-Luc POULIQUEN : François Dagognet, vous avez vous-même eu l’occasion de le souligner, ce que les philosophes peuvent nous dire de leur vie, est un précieux accompagnement de leur œuvre. C’est sur ce terrain personnel que je souhaiterais vous conduire au travers de ces quelques questions et je vous remercie par avance de vous prêter au jeu. Accepteriez-vous pour commencer d’évoquer votre enfance et votre milieu familial ?
François DAGOGNET : S’il faut parler du passé, je m’accorderai à votre souhait, encore que j’attache peu d’importance à ce rappel. J’appartenais à une famille modeste (le mot est faible). L’essentiel consistait à obtenir le CEP (le Certificat d’Études Primaires). Comme on ne pouvait pas entrer dans le Monde du travail, à cette époque, avant 14 ans, le Maître de cette école (dite libre)1 vous occupait, plus qu’il n’enseignait. Après quoi, on apprenait un métier, il suffisait de trouver un artisan local qui vous embauchait comme stagiaire.
J-L P : Un parcours qui ne devait pas être le vôtre. Quand et de quelle manière la philosophie a fait son entrée dans votre existence ?
F D : A 14 ans, sauvé par une personne de ma parenté, j’ai essayé de rattraper mon retard (scolaire) sans y parvenir. N’ayant jamais été dans un Collège ou un Lycée, j’ai pu cependant entrer dans une École, de la troisième finissante à la terminale. Cette École (St François) m’avait admis, malgré mes débuts difficiles.
J’ai échoué nettement au Baccalauréat (dite 1ère partie). Je n’ai pu l’obtenir qu’à la session de septembre. Pourquoi – en vue du Baccalauréat deuxième partie ( à l’époque, deux Baccalauréats) – avoir choisi la philosophie ? C’était la première fois que j’entrais dans une discipline sans retard, à l’égal de mes camarades d’école.
J-L P : Quelle forme a pris ce premier contact avec la discipline ?
F D : La philosophie enseignée puisait dans le fond de la Chrétienté. Celui qui nous initiait à la philosophie était un prêtre : il célébrait le devoir, la justice, la responsabilité, la faute, etc. Il reste encore des traces de ce programme. On ignorait tout, là où je me trouvais, des Mouvements théoriques majeurs (ni Marx, ni Freud).
J-L P : Comment représenteriez-vous le paysage philosophique français au moment où vous-même avez commencé à l’approcher ?
F D : Il s’est divisé en plusieurs territoires : la philosophie analytique (le Monde anglo-saxon) – les héritiers d’Heidegger – en France, l’École Bachelardienne ou encore le « personnalisme ». Je triche un peu car ces tendances se sont surtout développées après la Seconde guerre mondiale. Inutile d’ajouter qu’en France le Bachelardisme l’a emporté, encore que, de nos jours il soit probablement en régression. Il faut encore noter que la philosophie, en France, a été vouée à l’Histoire de la Philosophie, indispensable comme propédeutique.
J-L P : De tous ces territoires, c’est le Bachelardisme qui a eu votre préférence.
F D : L’irremplaçable – avec le Bachelardisme – vient, pour l’essentiel, de ce que la philosophie travaille sur un territoire ou un fragment du réel (le droit, le langage, la vie, la physique, la technique, l’art, le Politique, etc.). Une part de l’attrait pour la philosophie vient de ce que – d’un côté, s’exerce la réflexion, de l’autre côté, elle porte sur un « objet » défini. On récolte à la fois la chose et les idées qu’elle suscite. Le Bachelardisme a illustré cette attitude. Il ne s’est pas perdu dans les spéculations déracinées, il a joint les deux – aussi bien la physicochimie que l’inspiration poétique – avec la théorie qui les éclairait. Il s’est gardé, dans ce que l’on nomme l’épistémologie, de suivre l’histoire ou l’évolution, mais il devait soutenir la conception de la « rupture ». Le nouveau ne dépend pas de l’ancien, il rompt avec lui.
J-L P : Ce nouveau a eu aussi ses préférences pour se manifester.
F D : Le Bachelardisme a évidemment illustré et surtout renouvelé tant le courant épistémologique que le poétique. D’abord, - pour tous les deux – il a usé de l’outil psychanalytique qu’il aménagea. Ainsi, dans La Formation de l’Esprit Scientifique, le philosophe nous plonge dans les forces vives de l’inconscient qui inspirent des conclusions psychologisées. En ce qui concerne les images, il ne s’est pas contenté de les évoquer, il a cherché à les éclairer (grâce à un dynamisme qui nous éloigne du statisme académique). Mais surtout le Bachelardisme a brillé par ses réussites de la systématique : touchant les images, il a essayé d’en reconstituer l’ensemble. Il ne les retient pas « une à une » mais il s’aide de règles opérationnelles grâce auxquelles il peut les saisir toutes. Dans le domaine scientifique, il en va de même : Le Pluralisme cohérent de la chimie moderne en fournit un bel exemple. Le souci de l’extrême synthèse donne à sa philosophie un tour particulièrement enlevé et toujours, - la joie et le bonheur de la totalité.
J-L P : Vos affinités avec le Bachelardisme ne sont pas seulement intellectuelles. Vous avez été aussi un proche de Gaston Bachelard. Auriez-vous un souvenir particulier à nous raconter à son sujet ?
F D : Un souvenir particulier ou plutôt une situation singulière. Ce n’est donc pas sur un souvenir que je m’arrête mais j’évoque une situation passablement triste. Comme vous le savez, je possède plus d’une centaine de lettres car nous correspondions assez régulièrement (une lettre tous les quinze jours). A la fin, G. Bachelard était malade mais il continua à répondre à mes lettres et toujours à écrire. Dans les derniers mois, son écriture était tellement déformée qu’on ne pouvait plus apercevoir la moindre lettre. Message étrange : le philosophe qui écrit encore ne peut pas observer qu’il tombe dans un non-langage. C’est un document sur son courage, son énergie. Il résiste. Un tel document ne peut laisser indifférent ou froid. C’est un naufrage mais, en même temps, celui qui s’en va se crispe et s’accroche à des mots méconnaissables.
J-L P : Comme celle de Bachelard votre réflexion couvre à la fois les domaines de l’activité scientifique et de la création littéraire et artistique.
F D : Vous m’amenez – sur la fameuse dualité (Science, Art) à des remarques sans doute fort discutables. Bachelard n’a pas creusé le fossé entre les deux directions de son œuvre, au contraire. L’Art se rapproche de la Science en ce que, comme celle-ci, il est attaché à la Matérialité. Cette dernière est méconnue, tant nous sommes envahis par ce que nous voyons. L’art va remonter à la surface le fond inaccessible ; il nous proposera aussi (les Installations) un ensemble plus ou moins catégoriel, - (insolite, original) de lignes, de plans, de couleurs. L’Art parvient ainsi à capter quelques effets d’énergies invisibles – (la capillarité, le mou, l’équivocité de l’entre-deux, etc.) Si la science prime le quantitatif – l’Art s’en tient au qualitatif. Dans le Bachelardisme, la Matérialité a servi de guide, de synthèse. Nous la retrouverons justement aussi bien dans un des territoires que dans l’autre. Cristo, pour donner un exemple, a caché le pont, il l’a enrobé – mais il a ensuite réveillé. Il voulait par là, nous déshabituer : nous verrons autrement ce qu’il nous a donné à voir désormais. Après la perte ou le retrait, la résurrection.
(Avallon, 2008)
Compléments :
- Le livre de Marly Bulcão sur le site de l'éditeur.
- Le portrait de François Dagognet par Jacques Basse.
- François Dagognet dans l'émission "Des mots de minuit".
Jean-Luc POULIQUEN : François Dagognet, vous avez vous-même eu l’occasion de le souligner, ce que les philosophes peuvent nous dire de leur vie, est un précieux accompagnement de leur œuvre. C’est sur ce terrain personnel que je souhaiterais vous conduire au travers de ces quelques questions et je vous remercie par avance de vous prêter au jeu. Accepteriez-vous pour commencer d’évoquer votre enfance et votre milieu familial ?
François DAGOGNET : S’il faut parler du passé, je m’accorderai à votre souhait, encore que j’attache peu d’importance à ce rappel. J’appartenais à une famille modeste (le mot est faible). L’essentiel consistait à obtenir le CEP (le Certificat d’Études Primaires). Comme on ne pouvait pas entrer dans le Monde du travail, à cette époque, avant 14 ans, le Maître de cette école (dite libre)1 vous occupait, plus qu’il n’enseignait. Après quoi, on apprenait un métier, il suffisait de trouver un artisan local qui vous embauchait comme stagiaire.
J-L P : Un parcours qui ne devait pas être le vôtre. Quand et de quelle manière la philosophie a fait son entrée dans votre existence ?
F D : A 14 ans, sauvé par une personne de ma parenté, j’ai essayé de rattraper mon retard (scolaire) sans y parvenir. N’ayant jamais été dans un Collège ou un Lycée, j’ai pu cependant entrer dans une École, de la troisième finissante à la terminale. Cette École (St François) m’avait admis, malgré mes débuts difficiles.
J’ai échoué nettement au Baccalauréat (dite 1ère partie). Je n’ai pu l’obtenir qu’à la session de septembre. Pourquoi – en vue du Baccalauréat deuxième partie ( à l’époque, deux Baccalauréats) – avoir choisi la philosophie ? C’était la première fois que j’entrais dans une discipline sans retard, à l’égal de mes camarades d’école.
J-L P : Quelle forme a pris ce premier contact avec la discipline ?
F D : La philosophie enseignée puisait dans le fond de la Chrétienté. Celui qui nous initiait à la philosophie était un prêtre : il célébrait le devoir, la justice, la responsabilité, la faute, etc. Il reste encore des traces de ce programme. On ignorait tout, là où je me trouvais, des Mouvements théoriques majeurs (ni Marx, ni Freud).
J-L P : Comment représenteriez-vous le paysage philosophique français au moment où vous-même avez commencé à l’approcher ?
F D : Il s’est divisé en plusieurs territoires : la philosophie analytique (le Monde anglo-saxon) – les héritiers d’Heidegger – en France, l’École Bachelardienne ou encore le « personnalisme ». Je triche un peu car ces tendances se sont surtout développées après la Seconde guerre mondiale. Inutile d’ajouter qu’en France le Bachelardisme l’a emporté, encore que, de nos jours il soit probablement en régression. Il faut encore noter que la philosophie, en France, a été vouée à l’Histoire de la Philosophie, indispensable comme propédeutique.
J-L P : De tous ces territoires, c’est le Bachelardisme qui a eu votre préférence.
F D : L’irremplaçable – avec le Bachelardisme – vient, pour l’essentiel, de ce que la philosophie travaille sur un territoire ou un fragment du réel (le droit, le langage, la vie, la physique, la technique, l’art, le Politique, etc.). Une part de l’attrait pour la philosophie vient de ce que – d’un côté, s’exerce la réflexion, de l’autre côté, elle porte sur un « objet » défini. On récolte à la fois la chose et les idées qu’elle suscite. Le Bachelardisme a illustré cette attitude. Il ne s’est pas perdu dans les spéculations déracinées, il a joint les deux – aussi bien la physicochimie que l’inspiration poétique – avec la théorie qui les éclairait. Il s’est gardé, dans ce que l’on nomme l’épistémologie, de suivre l’histoire ou l’évolution, mais il devait soutenir la conception de la « rupture ». Le nouveau ne dépend pas de l’ancien, il rompt avec lui.
J-L P : Ce nouveau a eu aussi ses préférences pour se manifester.
F D : Le Bachelardisme a évidemment illustré et surtout renouvelé tant le courant épistémologique que le poétique. D’abord, - pour tous les deux – il a usé de l’outil psychanalytique qu’il aménagea. Ainsi, dans La Formation de l’Esprit Scientifique, le philosophe nous plonge dans les forces vives de l’inconscient qui inspirent des conclusions psychologisées. En ce qui concerne les images, il ne s’est pas contenté de les évoquer, il a cherché à les éclairer (grâce à un dynamisme qui nous éloigne du statisme académique). Mais surtout le Bachelardisme a brillé par ses réussites de la systématique : touchant les images, il a essayé d’en reconstituer l’ensemble. Il ne les retient pas « une à une » mais il s’aide de règles opérationnelles grâce auxquelles il peut les saisir toutes. Dans le domaine scientifique, il en va de même : Le Pluralisme cohérent de la chimie moderne en fournit un bel exemple. Le souci de l’extrême synthèse donne à sa philosophie un tour particulièrement enlevé et toujours, - la joie et le bonheur de la totalité.
J-L P : Vos affinités avec le Bachelardisme ne sont pas seulement intellectuelles. Vous avez été aussi un proche de Gaston Bachelard. Auriez-vous un souvenir particulier à nous raconter à son sujet ?
F D : Un souvenir particulier ou plutôt une situation singulière. Ce n’est donc pas sur un souvenir que je m’arrête mais j’évoque une situation passablement triste. Comme vous le savez, je possède plus d’une centaine de lettres car nous correspondions assez régulièrement (une lettre tous les quinze jours). A la fin, G. Bachelard était malade mais il continua à répondre à mes lettres et toujours à écrire. Dans les derniers mois, son écriture était tellement déformée qu’on ne pouvait plus apercevoir la moindre lettre. Message étrange : le philosophe qui écrit encore ne peut pas observer qu’il tombe dans un non-langage. C’est un document sur son courage, son énergie. Il résiste. Un tel document ne peut laisser indifférent ou froid. C’est un naufrage mais, en même temps, celui qui s’en va se crispe et s’accroche à des mots méconnaissables.
J-L P : Comme celle de Bachelard votre réflexion couvre à la fois les domaines de l’activité scientifique et de la création littéraire et artistique.
F D : Vous m’amenez – sur la fameuse dualité (Science, Art) à des remarques sans doute fort discutables. Bachelard n’a pas creusé le fossé entre les deux directions de son œuvre, au contraire. L’Art se rapproche de la Science en ce que, comme celle-ci, il est attaché à la Matérialité. Cette dernière est méconnue, tant nous sommes envahis par ce que nous voyons. L’art va remonter à la surface le fond inaccessible ; il nous proposera aussi (les Installations) un ensemble plus ou moins catégoriel, - (insolite, original) de lignes, de plans, de couleurs. L’Art parvient ainsi à capter quelques effets d’énergies invisibles – (la capillarité, le mou, l’équivocité de l’entre-deux, etc.) Si la science prime le quantitatif – l’Art s’en tient au qualitatif. Dans le Bachelardisme, la Matérialité a servi de guide, de synthèse. Nous la retrouverons justement aussi bien dans un des territoires que dans l’autre. Cristo, pour donner un exemple, a caché le pont, il l’a enrobé – mais il a ensuite réveillé. Il voulait par là, nous déshabituer : nous verrons autrement ce qu’il nous a donné à voir désormais. Après la perte ou le retrait, la résurrection.
(Avallon, 2008)
Compléments :
- Le livre de Marly Bulcão sur le site de l'éditeur.
- Le portrait de François Dagognet par Jacques Basse.
- François Dagognet dans l'émission "Des mots de minuit".
Très intéressant cet article sur F. Dagognet qui se termine sur la question de la relation entre Science et Art. Merci. Frédérique RS
RépondreSupprimerC'est avec tristesse que j'ai reçu la nouvelle de la disparition du grand philosophe français contemporain François Dagognet que j'ai connu en 1993. Sa pensée m'a beaucoup influencée dans ma trajectoire philosophique et dans mes études sur Gaston Bachelard. C'est la raison pour laquelle j'ai décidé de publier au Brésil le livre "O Gozo do conhecimento- F. Dagognet diante da ciência e da arte contemporânea" afin de divulguer sa philosophie dans mon pays. A la fin du livre le lecteur pourra lire des questions posées par mes étudiants auxquelles François Dagognet a répondu avec sa gentillesse de toujours. L'entretien avec Jean- Luc Pouliquen est aussi très intéressant dans l'ouverture du livre. Le philosophe est mort mais ses idées seront toujours avec nous.
RépondreSupprimerMarly Bulcão