Jean-Pierre Tardif est un familier de ce blog où nous avons eu l'occasion de parler de sa propre poésie, de lui laisser la parole pour raconter l'histoire de la revue OC dont il a été l'un des directeurs, ou encore pour nous présenter des poètes occitans qui lui sont chers comme Michel Miniussi. Aujourd'hui, il nous propose une lecture magistrale du premier tome des œuvres poétiques complètes d'Henri Espieux qui vient de paraître.
HENRI ESPIEUX
TROBAS I, éditions Jorn
« Que ma patria es de l'escriure...
Escrive a ne morir, que sabe
Que per una part, mendre o màger,
Nosautris òmes, ne viurem.
Fòrt e mòrt. E mai fòrt que mòrt. »
« Car ma patrie est l'écriture...
J'écris à en mourir, certain
Que pour une part, moindre ou considérable,
Nous en vivrons, nous autres, hommes
Fort et mort. Et plus fort que mort
Henri Espieux, B-es-sif
Né
à Toulon en 1923, mort à Nîmes en 1971, Henri Espieux est l'un des
grands poètes occitans dont le nom revient souvent quand on évoque les
apports majeurs de la littérature en langue d'oc au XXe siècle. Et
pourtant son œuvre est largement méconnue. Peu de recueils poétiques de
l'auteur ont en effet paru de son vivant : importants certes, mais,
pour la plupart, comprenant une vingtaine de pages tout au plus. Deux
autres ont cependant vu le jour après sa mort, dont Jòi e Jovent, poème
majeur, édité en 1974 par Jean Larzac, à l'IEO.
Ayant longtemps
vécu à Paris pour des raisons professionnelles, puis revenu en pays d'oc
à la fin de sa vie, Espieux, « en exil » comme après son retour, a
écrit presque quotidiennement. L'oeuvre restée manuscrite est abondante.
Claire Torreilles, « confrontant sources manuscrites et textes imprimés
», a choisi de la publier selon un ordre chronologique « en autant de
sections que l'on établirait de recueils distincts », et les éditions
Jorn nous proposent aujourd'hui le premier tome de ces Tròbas : celles
qui correspondent à la période 1947-1960.
« LUIRE DANS LE
NOIR »
Paradoxalement,
ce qui frappe d'abord, dans cette œuvre éparpillée, c'est l'exigence de
construction, de mise en forme, comme le souligne d'ailleurs Claire
Torreilles. Comme si tout ce qui échappe, tout ce qui est déchiré, tout
ce qui est de l'ordre de la chute et de la perte – avec, au cœur de l’œuvre, la langue et le peuple d'oc en résonance avec l'expérience de
l'auteur lui-même - devait trouver une rédemption dans l'écriture. Il est
vrai que la vie même du poète, à Paris et ensuite au pays, fut
douloureuse. Tous les témoignages des écrivains d'oc qui l'ont côtoyé
concordent : la souffrance chez lui allait de pair avec une attitude de
dignité et d'extraordinaire noblesse qui avait sa source dans la
conscience poétique qui l'habitait.
C'est peut-être Max Rouquette qui a le mieux fait le portrait d'Espieux en quelques mots qui sont autant de traits bouleversants, inoubliables, évoquant : « ce regard, ce pâle visage de prince exilé, ce maigre corps qui était tout esprit » (in revue OC, n° 5, printemps 1972). Aussi le poète limousin Jean Mouzat, qui l'a bien connu à Paris, à la fin de la seconde guerre mondiale, peut-il aller jusqu'à écrire : « Je pense parfois que le pauvre Henri était notre poète maudit, peut-être un Verlaine occitan... » (ibidem). Et Bernard Manciet se souvient lui aussi avec une émotion non contenue de leurs errances de jeunes poètes dans une capitale à peine sortie de la guerre : « Henri m'écrivait maintenant moins souvent, depuis que je ne l'avais plus vu, depuis cette nuit où je le réveillai, et où il m'apparut, plutôt qu'il ne s'éveilla (…) Nous eûmes vingt ans ensemble, vingt ans dans ce Paris encore sombre, où nous galopions comme des rats empoisonnés de son XVIe aux gares, du lettrisme au Lutétia, jusqu'au carrefour Saint-Germain. Et après nous galopions encore la nuit surtout -le jour il avait mal aux yeux- de son bureau du Tourisme au studio où habitait alors mon ami, Bernard de Novembre (...) » (ibidem).
C'est peut-être Max Rouquette qui a le mieux fait le portrait d'Espieux en quelques mots qui sont autant de traits bouleversants, inoubliables, évoquant : « ce regard, ce pâle visage de prince exilé, ce maigre corps qui était tout esprit » (in revue OC, n° 5, printemps 1972). Aussi le poète limousin Jean Mouzat, qui l'a bien connu à Paris, à la fin de la seconde guerre mondiale, peut-il aller jusqu'à écrire : « Je pense parfois que le pauvre Henri était notre poète maudit, peut-être un Verlaine occitan... » (ibidem). Et Bernard Manciet se souvient lui aussi avec une émotion non contenue de leurs errances de jeunes poètes dans une capitale à peine sortie de la guerre : « Henri m'écrivait maintenant moins souvent, depuis que je ne l'avais plus vu, depuis cette nuit où je le réveillai, et où il m'apparut, plutôt qu'il ne s'éveilla (…) Nous eûmes vingt ans ensemble, vingt ans dans ce Paris encore sombre, où nous galopions comme des rats empoisonnés de son XVIe aux gares, du lettrisme au Lutétia, jusqu'au carrefour Saint-Germain. Et après nous galopions encore la nuit surtout -le jour il avait mal aux yeux- de son bureau du Tourisme au studio où habitait alors mon ami, Bernard de Novembre (...) » (ibidem).
On
devine assez, à travers ces témoignages, combien, chez Espieux, la
souffrance s'accompagne de la recherche éperdue d'un chant qui soit
délivrance. C'est la « lutz dins l'escur », la « lumière dans le noir »
du recueil publié par Seghers en 1954 : Luire dans le noir (avec, dans
le même ouvrage, des poèmes en wallon d'Albert Maquet).
« De jorns venon puei, lagui e malautiá
Que l'aiga es barrada e que li dançaires
Dançan desenant dins lo clar exili
Qu'a grand giscle cai lòng di seuvas grands.
L'aiga desenant me tòrna mirau,
E miralha en dòu lo gaug dau celèstre... »
« Lors viennent des jours, ennui, maladie,
Où se ferme l'eau, tandis que la danse
Danse désormais dans le clair exil
Qui jaillit le long des grandes forêts.
Et l'eau désormais me revient miroir,
Et reflète en deuil la grâce du ciel... »
Mais
la douleur, le naufrage, le deuil, la perte sont en même temps vécus
par Espieux à l'échelle de tout un peuple et de sa langue, avec, à
l'horizon le rêve d'une libération :
« Li mots que li vòle son delembrats
Dins lo gorg de la carn d'un pòble...
Un sòmni li mourà, ma sobeirana,
Flume resclaus, sòmni d'esclau,
E dins un rèc de lutz, sensas cadenas,
Estela e paga e gaug serà tot çò perdut. »
« Dans le gouffre de la chair d'un peuple
Ils sont oubliés les mots que je cherche...
Un songe les mouvra, ma souveraine,
Fleuve clos, songe d'opprimé,
Et, dans un sillon de lumière, sans chaînes,
Etoile et paix et joie sera qui fut perdu. »
« LO
VENT S'ENCREIS A MA ¨PARAULA / LE VENT GRANDIT DE MA PAROLE »
On
ne manquera pas de remarquer que ce mouvement de la chute au salut dans
le songe, passe, chez Espieux, dans la majeure partie des poèmes, par
la mise en œuvre de la symbolique ou plutôt de la dynamique du vent.
C'est ainsi que dans ce même poème, extrait de « Lutz dins l'escur », la
scène est dominée par les jeux du vent dans les hauteurs :
« Entre es amont que jòga l'aura
E per l'amara gaug dis aglas. »
« Tandis que là-haut la brise se joue
Et pour l'amère joie des aigles. »
Notons
que dans un curieux Libre de memòrias / Livre de mémoires - sorte de
journal littéraire écrit en 1950 et dont l'édition de Claire Torreilles
nous procure de précieux extraits- apparaît la manifestation d'une
conscience particulièrement aiguë, chez Espieux, de l'importance du «
pneuma », du souffle, et partant de là, d'un imaginaire du vol, de
l'essor ailé dans le vent. Singulièrement c'est d'ailleurs à partir de
son expérience de fumeur que le poète éprouve cette sensation de «
libération aérienne » :
« Ainsi je comprenais que dans
l'action de fumer, mon plaisir était essentiellement respiratoire,
plaisir d'avaler de l'air et du vent et de rejeter de légères brumes
argentées que je chassais devant moi par ma respiration. Quand je me
couchais chaque nuit, le ciel qui était enfermé dans ma poitrine était
un épais matelas de vent, et il me semblait que j'étais moi-même chassé,
que je volais poussé par le souffle de mes poumons. » ( in Libre de
memòrias / Livre de mémoires, « Le vent »)
Pour ce qui
est des poèmes réunis ici, L'Istòria dau vent / L'Histoire du vent qui
ouvre la suite poétique « Lo Bèl Narcissus » (circa 1950) inaugure, en
quelque sorte, l'empire du vent, son rôle central, sa dynamique
d'expansion vitale au cœur de l’œuvre, dans la parole qui est
l'incarnation du souffle poétique manifesté en langue d'oc :
« D'aquela causa a nom lo vent
E tanlèu l'aver designada
que s'espèrta e nais e s'enlaira,
lo vent s'encreis a ma paraula »
« Cette chose a nom le vent
Et aussitôt qu'on la nomme
elle naît, s'éveille et s'élève,
le vent grandit de ma parole »
Et plus loin :
« Lo vent s'es levat que sonava
son nom... »
« Le vent s'est levé à l'appel
de son nom... »
Le
poème intitulé de façon significative « Gramatica occitana / Grammaire
occitane » va dans le même sens : il évoque la recherche d'une langue
qui soit en même temps sortilège, « incant » (« charme », dirait
Valéry), ce qui implique un mouvement ascendant vers « l'etèrne e lis
etèrnes », « l'éternelle éternité », - sur les ailes du vent provençal
par excellence, le mistral :
« Dins lo jorn e li calabruns
Cargats de sau, pastats de luna,
Mònta una poncha de sobèrna,
Ala aguda dins lo mistrau. »
« Dans le jour et les crépuscules
Chargés de sel, pétris de lune,
Monte une pointe de marée
Aile aiguë dans le mistral. »
C'est le vent que l'on retrouve dans certains passages « cosmiques » du recueil Jòi e Jovent, à la fin de ces Tròbas I.
Certes,
il y a bien la chute dans le gouffre du temps qui traverse le poème
intitulé« Lo Raubatòri / Le Rapt », mais il y a le vent, revenant comme
un leitmotiv, - souffle originel ponctuant l'évocation :
« Mai me teniá lo vent, lo vent primier, lo mèstre,
Lo vent sens nom, lo vent en cèrca de paraula »
« Mais le vent me tenait, le vent premier, le maître,
Le vent sans nom, le vent en quête de parole. »
Et
ce vent, dont la main précipite d'abord le poète dans l'abîme, sera à
la fin -avec l'eau- au cœur du retour de - et à - l’Éternité :
« Dins lo prigond di temporas sens nom
Ai davalat d'aquí que ieu ne venga
Espelofit d'etèrne (...)
L'esquina au barri dau non-res apeonada
E l'uèlh virat devèrs este avenir
Dont, per l'aiga e lo vent, barri, l'Etèrn nos tòrna. »
« Dans la profondeur des époques sans nom
Je suis descendu jusqu'à devenir
Tout échevelé d'éternité (...)
L'échine au rempart de néant collée,
Et les yeux tournés vers cet avenir
D'où, dans le vent et l'eau, falaise, revient l'Eternité. »
Devant
de telles manifestations de « l'imagination aérienne dynamique »,
comment ne pas penser à Gaston Bachelard ? Les nombreux exemples de mise
en œuvre d'un imaginaire du vent dans l'oeuvre d'Espieux ne
pourraient-ils pas servir d'illustrations à l'ouvrage L'air et les
songes, Essai sur l'imagination du mouvement ? Y aurait-il là une
coïncidence fortuite ? Comment le croire ? Et ce n'est sans doute pas
sans émotion que l'on pourra alors lire la confidence de Jean Mouzat que
nous traduisons ici, montrant que non seulement Espieux avait lu
Bachelard, mais qu'il lui avait rendu visite, allant même jusqu'à lui
soumettre des poèmes de l'écrivain limousin :
« Il (Espieux) se
passionna pour Bachelard et ses géniales interprétations de rêves. Il me
le fit découvrir, et alla voir le maître. Je crois qu'il lui avait
montré quelques-uns de mes vers et ils en parlaient... » (Jean Mouzat,
in OC n° 5, printemps 1972)
« QU'ESPELIS
QUE LO QUITE AMOR / QUE NE FAIT CROÎTRE QUE L'AMOUR »
Mais il est une autre grande
thématique présente, explicitement ou en filigrane, dans bien des poèmes
de cette première époque (1947-1960): c' est celle de l'amour. Elle
peut garder encore ici des accents un peu « rhétoriques », souvent en
lien avec la langue, le peuple, la littérature d'oc médiévale et la
civilisation de la Fin'Amor. Le Cançonièr par exemple comporte une «
Cançon de Pèire Vidal / Chanson de Pèire Vidal », en hommage au célèbre
troubadour toulousain :
« Quau tornarà las amorosas
Las qu'as agudas, las qu'auràs,
Totas aquelas qu'alassères
De ton amor despoderat ? »
« Qui rendra les amoureuses
Celles que tu as eues et celles que tu auras,
Toutes celles que tu as lassées
De ton amour désespéré ? »
Quant
au recueil Quoniam dilexi, qui comporte sous le titre « Portulan » une
évocation de villes occitanes en résonance, pour chacune d'elles avec un
vécu amoureux, il est placé sous le signe de Flamenca, grand roman
d'amour du XIIIe siècle, toujours dans le contexte de la civilisation
occitane médiévale. C'est ce même amour du temps des Troubadours
que le poète appelle le peuple d'oc à retrouver parce que c'est cet
amour qui « définit » le mieux ce peuple :
« O pòble, tòrnes a quau siás.
Tòrna a l'Amor, mèstre de jòia
E qu'ensenhères per lo mond
De per la canta sobeirana
Di trobadors e di joglars. »
« O peuple, deviens qui tu es.
Reviens à l'Amour, au maître de joie ;
Tu l'as enseigné dans le monde entier
Par la chanson souveraine
Des troubadours et des jongleurs. »
On
ne saurait cependant réduire la poésie d'amour d'Espieux, même celle
qui correspond à cette première période, à cet Amour troubadouresque
avec un grand A ou aux amours conventionnelles au pluriel ( « O mas amors »
/ « O mes amours) de certains vers. Déjà plusieurs poèmes présents
dans Tròbas I évoquent la profondeur d'un amour vécu, celui qui sera au
cœur, plus tard, de la poésie des dernières années. Comment ne pas
penser, par exemple, à la dernière strophe d' « Eure / Lierre » (circa
1953) avec, en exergue, de manière significative, les mots « Per tu / Pour toi
») ?
« Amor que m'as tornat, pantaise.
Ne vòle saber res. Que t'ai.
L'avalida nos es consenta.
Podèm morir, que nòstra jaça
Grelharà puei aquelis eures
Qu'espelís que lo quite amor. »
« Mon amour revenu, je rêve.
Et n'en veux rien savoir. Je t'ai.
Le crépuscule nous attriste.
Mourons plutôt, de notre couche
Surgiront bientôt ces lierres
Que ne fait croître que l'amour . »
C'est cet amour « à en mourir », pour reprendre une expression que le poète employait pour parler de son écriture, qui sera au centre des poèmes de la fin. Robert Lafont a évoqué cette période :
« Et puis les dernières années : les poèmes sont plus rares, le bonheur
plus stagnant, frémissant encore un peu. Espieux a trouvé une paix
d'amour qui le suivra jusqu'à sa dernière heure... Une femme, Raymonde,
lui a rendu le monde habitable, ce que personne n'avait jamais
véritablement réussi à faire...» (Robert Lafont, in OC, n° 5, printemps
1972) .
Lafont recevra des mains d'Espieux le dernier recueil
destiné à l'impression ; ce sera Lo temps de nòstre amor Lo temps de
nòstra libertat / Le temps de notre amour Le temps de notre liberté, qui
verra le jour juste après la mort du poète.
Mais là on
n'est déjà plus dans Tròbas I. Le présent tome s'arrête aux productions
de l'année 1960. Et même si, au fond, Espieux y est déjà tout entier, il
ne constitue qu'une première approche.
On attend donc avec impatience le second volume.
Jean-Pierre Tardif
Jean-Pierre Tardif
Complément :
- Le livre est à commander aux éditions Jorn, 38 carrièra de la Dysse, F-34150 MONTPEYROUX, au prix de 25 € l'exemplaire (règlement à effectuer à l'ordre de "Association Jorn" par chèque bancaire ou postal).
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